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Excursion dans les internets

Catherine Pogonat se rappelle parfaitement le moment où elle a créé sa première adresse électronique, ce compte Yahoo qui lui ouvrirait soudain les portes du monde entier. Il était devenu possible de communiquer instantanément avec ses amis éparpillés à travers la planète. À l’époque, il s’agissait d’une véritable révolution, et peut-être encore davantage pour Catherine, qui avait vu le jour dans une famille allergique à la technologie, sans four à micro-ondes ni lecteur VHS.

En 1998, la jeune mélomane se joint à Bande à part, l’émission de radio culte qui fut parmi les premières au Québec à effectuer un virage web sans compromis, dès l’an 2000. Un laboratoire où toutes les expérimentations sont permises, des plus ingénieuses aux moins concluantes. «C’était très marquant et excitant, raconte-t-elle avec enthousiasme. On se disait que sur le web, on pouvait tout faire, on devenait tous des artistes polyvalents. On faisait nous-mêmes des captations de shows! On est allé au Festival d’été de Québec, à un show d’Yvon Crevé, on était trois sur scène qui n’avions jamais filmé de leur sainte vie, pour faire une vidéo qui s’en irait direct sur le site. Ça, c’était une erreur.» Qu’à cela ne tienne, Catherine avait eu la piqûre pour cet univers numérique en pleine mutation.

Depuis le début de l’année 2016, l’animatrice est à la barre de la webémission C’est juste du Web aux côtés des chroniqueurs Fred Bastien et Judith Lussier. Le magazine hebdomadaire, produit par Urbania, décrypte et commente sans retenue les phénomènes numériques de l’heure, des plus réjouissants aux plus révoltants.

Nous avons rencontré les trois acolytes alors qu’ils prenaient part à une séance photo pour promouvoir la deuxième saison, qui commence cet automne. Cette année, la webémission sera accompagnée d’une toute nouvelle série de podcasts qui abordera la façon dont les nouvelles technologies ont transformé les différents domaines artistiques.

La bête à trois têtes

Habituée d’être l’instigatrice de ses projets, Catherine Pogonat rejoignait cette fois une équipe toute formée. Judith et Fred ont des personnalités éclatantes et partagent une évidente complicité. Leur dynamique plaît d’emblée à Catherine, qui s’y acclimate en un clin d’oeil. « Il y avait quelque chose d’assez jouissif là-dedans, affirme-t-elle. Il fallait que je prenne ma place, ce que j’aime faire. J’avais le défi de trouver mon ton, de trouver la complicité avec eux et j’ai eu le grand plaisir de voir que ça a pris dès le début.»

Bien vite, le trio devient une véritable «bête à trois têtes». Chaque collaborateur a son style et affiche ses couleurs sans complexes, ce qui contribue à la diversité des contenus abordés pendant l’émission. Catherine insuffle un peu de son amour de l’art et de la culture à l’émission. Fred, geek assumé friand de contenu québécois un peu underground, mais aussi de sport et de musique, veille à mettre de l’avant le web indépendant. «Je vais chercher les créateurs qui sont souvent seuls, pas financés, pas subventionnés, pas commandités, explique-t-il. Je me fais un devoir d’aller chercher les sujets qui représentent un peu plus le “Far Web”. Je pense que c’est important de parler de ces gens, de les mettre sur un piédestal.»

Quant à Judith Lussier, chroniqueuse engagée, féministe notoire et défenderesse des droits LGBTQ, elle apporte une touche un brin militante à l’ensemble. « Ce qui m’intéresse, ce sont les enjeux sociaux, explique-t-elle. Je dois me surveiller en réunion, parfois j’ai trop de sujets féministes! Mais c’est sûr que mon intérêt naturel va vers ça et les autres enjeux de société. J’analyse toujours les choses sous l’angle du message qu’on est en train de livrer. »

Si leurs intérêts et leur fougue transparaissent tant à l’écran, c’est parce qu’ils s’impliquent beaucoup dans la recherche. «C’est vraiment un travail d’équipe, affirme Judith. On a un groupe Facebook secret dans lequel on envoie tout ce qu’on voit passer. Après, nos fabuleuses recherchistes analysent tout ça avec la productrice, puis on en discute en groupe. C’est sûr qu’il y a des incontournables, mais il y a beaucoup de choses que je ne découvrirais pas sans l’émission.» Bien entendu, les désaccords sont fréquents au sein du trio, ce qui engendre des échanges authentiques et de sains débats. Ce serait ennuyeux d’être toujours sur la même longueur d’ondes!

L’effet Pokémon

L’entretien a lieu à la fin juillet, alors que Pokémon Go est le sujet de l’heure. Si les trois acolytes admettent sans hésiter qu’il s’agit du phénomène de l’été, chacun a un point de vue bien personnel.

Fred, qui attendait l’arrivée de Pokémon Go en trépignant d’impatience depuis plusieurs mois, y joue assidûment. Il avait pressenti l’ampleur du buzz alors que le commun des mortels n’avait même pas entendu parler du jeu, et il regrette presque de ne pas avoir investi en bourse! «Ça faisait un an que je suivais le forum sur [le réseau social] Reddit, raconte-t-il. Trois semaines avant la sortie, dans une chronique sur un podcast geek, j’ai prédit ce qui allait arriver. Mais je n’ai pas fait le lien monétaire, j’ai juste parlé de ma passion. Je suis pur et naïf. »

Catherine a adopté la tendance, mais pour elle, ça n’a rien d’une obsession. Elle voit Pokémon Go comme une façon inusitée de découvrir la ville ou la campagne, en compagnie de son petit garçon. Fred et elle partagent le même emballement par rapport au sentiment de communauté que l’application parvient à générer. Alors que les pessimistes reprochaient aux technologies numériques de causer l’isolement et l’atomisation des individus, voilà que de parfaits inconnus interagissent dans les rues, joignant leurs forces pour chasser les mignonnes bestioles virtuelles. «Depuis deux semaines j’ai marché 50 km avec mon application, s’exclame Fred, presque étonné. En une semaine j’ai visité l’Oratoire, le sommet du Mont-Royal, et le Vieux-Port, trois endroits où je ne serais jamais allé, et j’ai trouvé ça magnifique. Et les gens s’entraident! »

Judith est l’exception qui confirme la règle. Elle a choisi de ne pas se joindre aux hordes de joueurs exaltés. D’une part, elle craint d’être happée par le jeu comme par une drogue, mais elle désire surtout épargner sa batterie de téléphone, qu’elle doit déjà charger deux fois par jour, comme tant d’autres grands utilisateurs des médias sociaux. Fred, lui, a réglé le problème en se procurant une nouvelle batterie de téléphone pour prolonger le plaisir sans compromis. À chacun ses priorités!

Web et télé:
une rivalité qui dure

Malgré la place croissante du numérique, on sent qu’une certaine hiérarchie persiste entre la télévision et le web. Pourquoi a-t-on encore cette impression que pour les producteurs de contenu, la télévision est encore le Graal à décrocher? Selon Judith, c’est d’abord une question de gros sous. «Ça va changer le jour où le financement va changer, soupire-t-elle. Avec Les Brutes [la websérie qu’elle co-anime avec Lili Boisvert sur le site de Télé-Québec], notre public est sur le web. La pression d’aller à la télé, elle ne vient pas tant de nous que du financement. Le jour où on va avoir autant d’argent pour le web que pour la télé, les choses vont changer.»

Contrairement à Judith, qui est encore néophyte des plateaux de tournage, Catherine et Fred sont de vieux routiers ayant effectué de nombreux aller-retour entre les médias traditionnels et numériques. Perçoivent-ils le web comme le parent pauvre de la télévision, condamné à être un second choix perpétuel? Pas du tout.

D’après Fred, qui saute avec aisance d’un médium à l’autre depuis cinq ans, le snobisme existe de part et d’autre. «Il y a trois types de personnes dans l’industrie présentement, résume-t-il. Il y a les personnes de la télé qui regardent le web de haut parce qu’ils ont peur et préfèrent protéger leurs acquis. Il y a les gens du web qui regardent la télé de haut parce qu’ils se disent que c’est fini ce médium-là. Finalement, il y a les gens qui, comme nous, essaient de concilier les deux, d’aller chercher les forces de chacun et de les allier. Mais il y a beaucoup de travail à faire. La télé ne va pas disparaître, mais elle va perdre son hégémonie. Il va y avoir moins de budget, et c’est sain, parce que l’offre sera plus diversifiée.»

Outre la diversité des contenus et l’éclatement des formats, l’éclosion du web a favorisé une démocratisation des moyens de production. «Ce qui m’allume le plus sur Internet, poursuit Fred, c’est qu’il y a une espèce de méritocratie. On peut le prendre avec un grain de sel, mais si tu réussis à aller chercher un public précis et que tu as l’énergie de mener ton projet à terme, il y a de grosses chances que tu réussisses ce que tu veux faire. Il y a des vedettes internationales qui n’auraient jamais eu la carrière qu’elles ont autrement.» Le web est également un véhicule puissant pour la circulation des idées. «Les idées progressistes peuvent voyager sur le web de façon incroyable, fait remarquer Judith. On doit beaucoup de la renaissance du féminisme à ça, mais aussi d’autres mouvements, comme #BlackLivesMatter, les questions LGBTQ, les droits des personnes handicapées...» Catherine se réjouit par ailleurs des grandes possibilités pour l’art et la culture: «Quand il y a une idée ou un mouvement qui part, ça va être réutilisé très vite et on le maîtrise plus rapidement. Et on voit apparaître de nouvelles formes de graphisme, d’esthétique, de nouvelles tendances dans les clips...»

Être une
personnalité
publique à l’ère des
réseaux sociaux

Le web a par ailleurs profondément altéré le lien qui unit les personnalités publiques à leurs admirateurs… et à leurs détracteurs. Judith, qui défend avec verve des opinions considérées par certains comme controversées, doit souvent faire face à des critiques pas si constructives, voire des messages haineux. «C’est intense et difficile. Je ne réponds plus, je n’ai pas le temps. Peu importe ce qu’on fait, on perd. En répondant, tu te fais accuser de mettre de l’huile sur le feu; en ne répondant pas, tu te fais dire que tu es bête. Mais même en ignorant, il reste que tu la vis cette haine, que tu la reçois au quotidien.» La jeune femme a fini par développer une relation amour-haine avec Facebook, qu’elle utilise beaucoup, mais qui est aussi le théâtre de tout ce déversement de fiel. «Mon safe space en ce moment, c’est Instagram. C’est tellement la paix là-dessus.»

Si Catherine évite autant que possible la controverse, elle est quand même la destinataire de messages importuns. « Je suscite moins de colère ou de propos haineux, mais les gens se sentent très près de moi, parce que je fais de la radio chaque semaine. Je reçois beaucoup de confidences, de poèmes, de demandes en mariage. J’ignore tout ce qui est vulgaire, déplacé et délirant. Moi, je ne connais pas ces gens, mais eux peuvent en avoir l’impression. Ça crée un faux sentiment d’intimité.»

Les choses semblent plus faciles pour Fred. «Je suis extrêmement chanceux, admet-il, parce que la plupart des gens sont très positifs. Et quand ce n’est pas le cas, ce qui est beau, c’est que ma communauté a commencé à s’autoréguler.» S’il a choisi de rire des insultes qu’il reçoit à l’occasion, certains messages le troublent davantage. «Je suis quand même proche des jeunes avec mon contenu, explique-t-il. J’ai reçu des lettres qui disaient par exemple : “Merci pour ton sourire, tu m’as sorti de ma dépression”. C’est touchant, mais aussi très lourd psychologiquement.»

Les artistes et les personnalités publiques ont toujours eu une responsabilité sociale, mais le web contribue à briser les barrières. «En faisant ce métier-là, ça vient avec, rappelle sagement Catherine. Moi, j’ai longtemps reçu des messages de gens malades, ou qui avaient un enfant mourant, des affaires très dures. Et ces gens disaient que m’entendre à la radio, ça changeait tout pour eux. C’est une responsabilité lourde et ce n’est pas mon métier… mais en faisant un métier public, tu peux apporter des choses insoupçonnées aux gens. » L’animatrice se souvient d’une époque où elle recevait des lettres estampillées provenant de détenus incarcérés. Certes, les notifications sur Facebook et Twitter qui ont remplacé les piles de courrier n’ont pas ce cachet romanesque à la Johnny Cash, mais le phénomène et le besoin qui le sous-tend ont-ils vraiment changé?