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ILS de jour, ELLES de nuit Chronologie d'une transformation

17H
Au Cabaret Mado, l’happy hour a sonné. Plusieurs habitués dégustent un verre au son d’une musique rythmée dans l’épicentre québécois de la drag queen. Ils ne se doutent pas que sous leurs pieds se trouve un chaos multicolore de paillettes, de perruques et de poudre scintillante. Un univers baroque réservé aux initiés, dont font partie Marc-André, Sébastien, Jean-François, Gabriel, Henri et Léa, les six drag queens mises en lumière dans la série documentaire ILS de jour, ELLES de nuit. Après avoir déposé leurs multiples sacs de transport, ils s’installent chacun de leur côté, dans un coin de la loge. Si certains sont des habitués de la place et possèdent leurs propres quartiers, les autres doivent se mettre à leur aise dans cet espace exigu, pourvu du strict nécessaire à leur préparation. Peu importe leur situation, ils ont tous le même objectif : être prêts pour l’arrivée de la limousine à 21h. Si le 9 à 5 s’est déroulé en IL, il est maintenant temps de faire place à ELLE.
« Nous
sommes des
clowns pour
adultes. »
Tracy Trash
17H15
Alors qu’elle vient de transformer de vieilles broches en sublimes boucles d’oreilles, Tracy Trash l’avoue d’emblée, une bouteille de bière à la main: «Je suis une plotte à public!» Rappelons tout de suite que les drag queens, avec leur langage cru et souvent grivois, s’adressent à un public averti. «Nous sommes des clowns pour adultes, on fait de l’humour de bar», précise Tracy Trash, alias Marc-André, un comédien de formation qui travaille au Cabaret Mado depuis 14 ans. Depuis sa prime jeunesse, Marc-André aime attirer les regards. «J’aime ça la scène, j’aime ça interpréter! Qu’est-ce que tu veux? J’aime ça jouer!» Et il y a de quoi s’amuser! En effet, l’art de la drag queen permet aux artistes de toucher à une variété de techniques, en passant du chant à la danse, du théâtre à la comédie.
Si l’idée de devenir drag queen ne lui était jamais passée par l’esprit, Gabriel sait depuis toujours qu’il doit passer sa vie sur la scène. Possédant une formation en chant, c’est maintenant en interprétant Gabry Elle qu’il arrive à vivre de sa passion à temps plein et de fouler les planches plusieurs soirs par semaine. «Ça m’équilibre. C’est important d’assouvir ses passions, peu importe c’est quoi. Si tu as la
passion du tricot, ben t’as pas le choix de tricoter sur une base régulière pour être heureux. C’est la même chose pour moi!»

Être admiré, divertir, performer : la plupart d’entre nous arrivent à comprendre ce besoin. Mais le faire en personnifiant une femme? C'est souvent ce point qui fait sourciller certaines personnes. «Moi je ne me sens pas femme, je
suis une drag!», explique Sébastien, l’artiste derrière Barbada. «Je vois pas non plus pourquoi une femme porterait ce qu’on porte dans la vie de tous les jours», ajoute-t-il en riant. Jean-François croit que leur métier est encore incompris. «Avec la série ILS de jour, ELLES de nuit, ça va peut-être devenir une référence!» D’ailleurs, lui non plus n’était pas destiné au milieu de la drag. C’est pour la fête d’un ami qu’il a plongé une première fois dans cet univers qui lui était plutôt inconnu. «J’avais moi-même des préjugés avant d’arriver dans le milieu. Je pensais que les drags étaient toutes des droguées, qu’elles n’avaient pas d’éducation.» C’est maintenant à son tour, lui qui incarne Rita Baga, de reprocher aux gens de penser ainsi! Parmi les idées préconçues qu’elles ont déjà entendues, on les imagine fétichistes, instables psychologiquement et sexuellement, efféminées et surtout mal dans leur peau. «C’est tout le contraire! On est tellement bien dans notre peau qu’on en veut une deuxième, une troisième, une quatrième...», s’exclame Marc-André.
De plus, contrairement à ce que plusieurs pourraient penser, l’art de la drag queen ne rime pas avec homosexualité. Comme le souligne Marc-André, plusieurs acteurs de cinéma sont à l’aise avec leur féminité et cela leur permet d’offrir une plus grande palette d’interprétation. Puisque c’est bien de cela dont on parle, d’interprétation! Léa, une jeune femme de 19 ans qui personnifie Lady Poonana, espère
que la série fera comprendre aux téléspectateurs qu’«être une drag queen, c’est un art. Au même titre que Marie-Mai, Van Gogh ou Kent Nagano, nous sommes des artistes.» Selon elle, la drag queen est une plateforme artistique où il est possible de se transformer en un personnage plus extravagant que soi chaque jour.
18H
Les haut-parleurs de la loge crachent laborieusement les basses d’une pièce hip-hop. À mesure que les visages se féminisent sous l’effet du maquillage, l’attitude des artistes présents dans la loge se transforme. Les langues se délient et les blagues grivoises fusent. Aucun doute, les drag queens commencent à émerger à travers les fards à paupières et les brosses à mascara. «C’est un personnage duquel on entre et on sort!», explique Sébastien, comme chez les acteurs de cinéma qui, une fois la caméra éteinte, redeviennent eux-mêmes. Pour plusieurs, la drag queen représente une extension de leur personnalité multipliée par dix.
Jean-François confie d’ailleurs que Rita Baga peut surgir sans prévenir dans son quotidien: «J’ai déjà dit «OK, girl!» au téléphone à un client. J’essaie de faire une séparation, mais ce n’est pas toujours évident, surtout lorsqu’on enchaîne plusieurs soirs de spectacles en une semaine.» Pour Henri, l’interprète de Lady Boom Boom, c’est un peu différent. «Après m’être tellement cherché, c’est comme une réponse logique d’être drag queen. C’est un moyen d’extérioriser mon art, par le biais de quelque chose de visuellement attrayant. C’est pas nécessairement un personnage, c’est mon côté féminin et extravagant poussé au maximum.»

Cette notion d’exutoire est d’ailleurs partagée par les six drag queens. «Tout ce que je ne peux pas faire ou dire dans ma vie de tous les jours, dans ma vie d’enseignant, ben là je peux le dire!», raconte Sébastien. Entre autres professeur de musique au primaire, il voit plusieurs ressemblances entre sa vie de jour et de soir. «La répartie que j’ai développée sur scène, elle est aussi bonne pour mes élèves que pour mon public adulte. On va s’entendre que des enfants pis des gens saouls, c’est pas mal la même affaire!» Pour Léa, l’art de la drag lui permet de canaliser tous ses talents artistiques vers un même objectif. Étudiante en mode, elle crée plus de 90% de ses costumes de scène. «C’est un hobby qui me sert à grandir, à vivre ma passion.»
« J’embrasse
mon côté weird.
Je ne me cache
pas d’être
gender fluid. »
Lady Boom Boom
19H30
Le maquillage est maintenant terminé. Place au corset pour affiner la taille, à la brassière bien rembourrée pour créer l’illusion des formes féminines et à la perruque pour compléter la transformation. Pourtant, déjà sans ces éléments, le physique d’Henri brouille les repères. «Y’a beaucoup de monde qui pense que je suis une vraie femme. J’embrasse mon côté weird. Je ne me cache pas d’être gender fluid.» S’il comprend que son allure peut porter à confusion, il a cessé de s’en faire avec les gens qui ne comprennent pas qui il est. «J’accepte mon côté androgyne», ajoute-t-il.
De son côté, Marc-André raconte que les spectateurs lui demandent souvent s’ils doivent s’adresser à lui en tant que IL ou ELLE. «Les gens nous le demandent, car ils ne veulent pas nous insulter, mais il faut comprendre qu’on est des personnages! Si tu croises Mickey Mouse, lui demandes-tu si c’est un gars ou une fille à l’intérieur [du costume]? Non, tu dis IL parce que c’est ce que tu vois!» Il ajoute que le public doit faire abstraction du physique, car l’essence de la drag queen réside dans l’interprétation et non dans le sexe de l’interprète.
21H
La limousine qui conduira les drag queens à leur événement vient de se stationner devant le Cabaret Mado. L’excitation monte d’un cran. Plusieurs drag queens n’ont jamais eu la chance de rouler dans un de ces longs véhicules blancs. Avant de quitter la loge, une manoeuvre importante doit être exécutée afin de compléter la transformation du IL vers ELLE. Le strapping, cette technique qui consiste à camoufler les organes génitaux masculins, est certes inconfortable durant les premières minutes, mais devient supportable assez rapidement. C’est d’ailleurs le principal avantage d’être une fille dans ce milieu, selon Léa : «Je n’ai pas à cacher mon pénis!» Les bons côtés semblent cependant plus limités lorsque l’on est une femme qui pratique ce métier. «C’est triste de l’admettre, mais this is not a woman’s world. Y’a des gens qui ne me veulent pas vraiment ici. Ils me scrutent à la loupe et attendent juste que je me plante. C’est juste des excuses pour cacher leur sexisme!», confie Léa. Dans ce milieu considéré comme étant très ouvert, on constate effectivement que le sexisme y est bel et bien vivant. Après une performance de
Lady Poonana, Léa s’est déjà fait dire que son numéro aurait pu être drôle s’il ne venait pas d’elle. «Si j’étais un gars, je pourrais faire ce que je voudrais!». Bien qu’elle se permette de répondre à ses détracteurs,elle laisse aller certains commentaires désobligeants puisqu’elle souhaite continuer à faire de la scène. Heureusement, ses collègues de la soirée aiment tous les performances de celles
que l’on surnomme bioqueens. «J’aime ça! Et pourquoi pas après tout? Tout le monde peut faire de la drag. Ça ne devrait pas être interdit à personne. C’est pareil pour les emplois, plus rien n’est typiquement réservé aux hommes ou aux femmes», explique Gabriel. La réticence envers les femmes provient principalement des drag queens plus traditionalistes, selon Jean-François. Pour lui, «peu importe ton sexe, c’est ce que tu
livres qui compte, pas ce que tu as dans les culottes!» Cette situation se produit aussi avec les transsexuels, ajoute Sébastien. «Sur la scène, ça ne change rien. Le public s’en fout! Ce sont les drag queens plus âgées qui sont moins à l’aise, car elles ont l’habitude de travailler juste avec des hommes.»
« C’est ce
que tu livres
qui compte,
pas ce que
tu as dans
les culottes ! »
Rita Baga
21H30
Et pop! Le champagne coule à flot à bord de la limousine. Au plafond, des bandes de lumières multicolores viennent magnifier l’abondance arc-en-ciel des six artistes. La série ILS de jour, ELLES de nuit réunit trois drag queens d’expérience (Tracy Trash, Barbada et Rita Baga) et trois de la relève (Lady Boom Boom, Lady Poonana et Gabry Elle). Si elles se connaissaient déjà avant d’entamer le tournage de ce docu-réalité, le projet leur a permis de tisser des liens encore plus serrés, de former une véritable famille de passionnés, précise Lady Boom Boom. Rita Baga apprécie de voir cette relève qui s’investit corps et âme dans cet art. Lady Poonana abonde en ce sens : «C’est le fun qu’elles sachent qu’on va continuer de faire vivre leur empire. On va encore être là, ça va encore exister [après leur départ]!» Rita Baga croit pour sa part que ces nouvelles venues la poussent et la motivent à se renouveler, à se
questionner sur son style. Et de leur côté, qu’est-ce que les drag queens d’expérience ont apporté aux plus jeunes? «Des bons trucs concernant l’éthique de travail», explique Gabry Elle et «l’importance de diversifier mon art pour pouvoir durer dans le milieu», ajoute Lady Poonana. La complicité entre ces artistes est palpable, leur passion commune pour la scène est inspirante. Alors que la limousine arrive à destination, elles lèvent leur verre de bulles à cette belle soirée, mais aussi à leur amitié.
22H30
Le trac commence à se faire sentir dans les coulisses de la Place des Arts où aura lieu la performance des six drag queens durant la soirée-bénéfice La Nuit à l’opéra. Dans quelques minutes, elles se faufileront à travers la foule afin de monter sur scène et offrir à tour de rôle un numéro de lipsync. Avec leurs multiples couches de maquillage, les costumes flamboyants et leur attitude de diva, on en vient à se demander pourquoi elles se doivent d’exposer une telle exubérance. «Parce que t’as pas le choix d’être over the top! Il faut que tu upstages la chanteuse [de la pièce originale] pis sa voix… Faque tu l’upstages avec quoi? Le look, la gestuelle, l’interprétation et la comédie!», énonce Tracy Trash. Ces performances éclatées permettent à Lady Poonana de s’exprimer d’une manière plus plaisante et attirante qu’en manifestant dans les rues. «J’utilise le stage et les performances pour pouvoir parler de problèmes sociaux qui me tiennent à coeur, comme le féminisme. Je veux faire passer des messages importants, comme l’inégalité des sexes, avec l’humour.» Pour Lady Boom Boom, les performances lui permettent entre autres d’être plus relax dans la vie de tous les jours, car elle peut ainsi libérer son excessivité vestimentaire, qui a donné lieu à plusieurs renvois à la maison lors de son parcours scolaire pour avoir arboré des tenues trop provocantes.
« T’as pas le
choix d’être
over the top ! »
Tracy Trash
22H45
Les drag queens s’avancent dans la salle où s’entassent des centaines de personnes. Immédiatement, les têtes se retournent. La foule, jusqu’ici dispersée, se rassemble autour de la scène. Alors que les premières notes du spectacle se font entendre, les discussions s’éteignent et les regards fixent la scène dans l’attente de voir ce qu’elles leur réservent. Barbada est la première à livrer une performance tirée de l’opéra Carmen, mêlant habilement la grâce et l’humour grivois. Lady Poonana enchaîne et en met plein la vue avec une chanson vintage d’Yma Sumac. Gabry Elle, accompagnée de deux danseurs, électrise la scène avec une interprétation de la chanson thème du Fantôme de l’opéra. Suit Rita Baga qui reproduit à la perfection la Diva Dance du film Le cinquième élément et Lady Boom Boom qui y va de puissants déhanchements sur une pièce des Chainsmokers. Tracy Trash clôt le bal avec une performance théâtrale sur Reine de la nuit de Cassiopée.
23H
Dès leur sortie de scène, plusieurs membres du public se ruent vers elles dans l’espoir d’obtenir un selfie avec une des artistes qui ont enflammé la soirée. Généreuses, les interprètes se prêtent au jeu. De retour à la loge pour un changement de tenue, Barbada s’exclame : «Bravo les girls!» Il ne fait aucun doute, leur mission est accomplie. Comme le dit Gabry Elle, «les drag queens apportent du bonheur pur! Elles permettent aux spectateurs de décrocher de la vie quotidienne et de lâcher prise» le temps d’une soirée festive. À entendre les cris et les rires de la foule durant le spectacle, il ne fait aucun doute que les drag queens possèdent ce petit quelque chose de magique qui permet à tout coup de faire lever le party.
ILS DE JOUR, ELLES DE NUIT
Disponible sur la vidéo sur demande jusqu'au 31 août
Quelle drag queen
êtes-vous?
Faites le quiz de Mado !
Contenu: Alex Beausoleil
Photo-reportage: Jean-François Lemire (Shoot Studio)
Design: Étienne Dicaire
Direction artistique: Marie-Ève Tremblay
Intégration: La Grange
Coordination: Sandrine Delpech