Alfred Pellan, le rêveur éveillé avant-gardiste

31 octobre 2018

L’artiste Alfred Pellan, signataire du manifeste Prisme d’yeux © Archives de Radio-Canada

 

Le 31 octobre 1988 est décédé à 82 ans le peintre Alfred Pellan, « l’un des plus réputés parmi les ténors de la modernité culturelle québécoise », selon le Musée national des beaux-arts du Québec, qui lui a consacré l’exposition Le rêveur éveillé.

Ce pilier de l’art d’ici, dont les œuvres font partie du patrimoine canadien, a contribué à l’émancipation culturelle de la province par l’univers multicolore, débridé et protéiforme de son art. Il a d’ailleurs été fait officier de l’Ordre national du Québec en 1985.

Au cours de sa carrière, le lauréat de maintes récompenses, notamment le prix Paul-Émile-Borduas en 1984 – la plus haute distinction en arts visuels au Québec –, a touché à tout : dessin, peinture, sculpture, illustration de recueils de poésie, murales urbaines, esquisses, décors, costumes, maquillage et masques de théâtre, s’amusant autant avec les styles qu’avec les disciplines.

 

Alfred Pellan, Citrons ultra-violets, 1947. Huile sur toile, 208 x 167,3 cm. Coll. MNBAQ. © Succession Alfred Pellan / SODRAC (2013)

 

Une vocation

Alfred Pelland – il a éliminé le « d » de son patronyme en 1930 – est né le 16 mai 1906, dans le quartier Limoilou, à Québec. À l’enfance, il s’est mis au dessin, couvrant ses cahiers scolaires d’illustrations, et s’est initié jeune à la peinture à l’huile.

À 15 ans, il est entré à l’École des beaux-arts de Québec, fraîchement inaugurée. L’adolescent n’y a trouvé rien de moins qu’un sens à sa vie.

Surdoué, il s’y est démarqué et, à la fin de sa formation, a décroché une bourse du gouvernement québécois afin de parfaire son apprentissage dans la Ville Lumière. C’est ainsi qu’il a fait son entrée à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, en 1926.

 

Essor parisien

À Paris, il s’est initié aux œuvres des maîtres de l’art contemporain; le cubisme de Picasso l’a passionné, tout comme le surréalisme des Breton, Ernst et Miró. Ses influences se sont multipliées (cubisme, surréalisme, néoclassicisme, etc.), sans qu’il se soit rattaché pour autant à un seul mouvement.

Formes fragmentées et abstraites, audacieux amalgame de couleurs, affaissement de l’espace tridimensionnel : toutes ces inspirations l’ont amené à défricher sa voie artistique. Le critique Jacques Lasaigne a dit de son style qu’il était « l’œuvre d’un tempérament si riche qu’il [pouvait] prendre à tous sans rien devoir à personne ».

Au cours de son séjour parisien, il a cumulé les distinctions, éloges et rencontres édifiantes. Le Québécois a participé notamment à l’exposition Paris Painters Today au Musée d’art moderne de Washington, en 1939, aux côtés des Derain, Balthus, Dali, Matisse, Picasso, Dufy et autres Miro.

 

Retour au Québec

Comme la Seconde Guerre mondiale éclatait en France, Pellan est revenu au Québec, en 1940, fort d’une carrière florissante, patiemment forgée au fil de ces 13 années à apprendre à concevoir l’art autrement. Il a exposé dès cette année-là 161 œuvres au Musée de la province de Québec (aujourd’hui le Musée national des beaux-arts du Québec), puis a exposé à la galerie d’art de l’Art Association of Montreal, aujourd’hui le Musée des beaux-arts de Montréal.

L’orientation surréaliste de son langage plastique s’est confirmée, et Pellan s’est positionné, avec ses figures abstraites et texturées, ses couleurs vibrantes et sa facture moderniste, à contre-courant de l’académisme ambiant.

Les images tantôt fauves ou cubistes tantôt surréalistes de l’artiste l’ont érigé en avant-gardiste et ont contribué au renouveau qui prenait alors son élan au Québec. Il a côtoyé tant les artistes les plus dynamiques, dont Paul-Émile Borduas, que les professeurs de l’École du meuble, qui ont tous épousé une même cause : promouvoir un art vivant, affranchi du joug académique.

 

Alfred Pellan, Bestiaire 3e, 1974. Huile et encre de Chine sur carton, 26,3 x 37 cm. Coll. MNBAQ, Legs Madeleine Poliseno Pelland. © Succession Alfred Pellan / SODRAC (2013)

 

Enseigner et révolutionner

De 1943 à 1952, Pellan a enseigné la peinture à l’École des beaux-arts de Montréal. Désireux d’insuffler du renouveau à l’établissement, le professeur a uni sa voix à celles d’étudiants pour manifester vertement contre l’ordre artistique établi, le directeur, Charles Maillard, prônant fermement l’académisme. Pellan et les modernistes ont alors mené une lutte farouche amplement médiatisée, au terme de laquelle Maillard a démissionné, en 1945, faisant place à une atmosphère plus libérale.

 

L’anticonformisme de Prisme d’yeux

Si son contemporain Paul-Émile Borduas était un porte-étendard de Refus global, Pellan, lui, a été la figure de proue de Prisme d’yeux. Le manifeste de ce regroupement de 14 artistes, qu’il a formé en 1948, a revendiqué un art affranchi, indépendant, refusant de souscrire à un seul mouvement de l’art moderne (figuration, semi-abstraction, cubo-surréalisme, etc.) – tel le prisme, qui révèle que la lumière blanche concentre en fait toutes les couleurs.

 

« Nous cherchons une peinture libérée de toute contingence de temps et de lieu, d’idéologie restrictive et conçue en dehors de toute ingérence littéraire, politique, philosophique ou autre qui pourrait adultérer l’expression et compromettre sa pureté. » 

— Extrait du manifeste Prisme d’yeux

 

Sur le plan artistico-idéologique, Pellan s’est donc dissocié de Borduas, à qui il a reproché de confiner les adeptes de Refus global au mouvement automatiste. Par la force des choses, Refus global, plus radical, a occulté le manifeste Prisme d’yeux, qui est pourtant paru plus de six mois avant, mais qui s’est éteint prématurément.

Chez les partisans des deux manifestes revendicateurs s’est installée une dualité, qui a engendré des années d’hostilité marquées de querelles au sein du milieu artistique.

 

Rétrospectives

Intitulée Pellan, la première véritable exposition rétrospective d’envergure consacrée à l’artiste s’est tenue en 1955, non pas au Québec, mais au Musée national d’art moderne de Paris, ville qui l’a révélé au monde.

S’en sont suivies en 1960 et en 1961 les premières rétrospectives en sol canadien, à la Galerie nationale du Canada, au Musée des beaux-arts de Montréal, au Musée national des beaux-arts du Québec et à l’Art Gallery of Ontario.

 

Alfred Pellan, L’Homme A Grave, 1948. Gouache et encre sur papier, 29,8 x 22,8 cm. Coll. MNBAQ. © Succession Alfred Pellan / SODRAC (2013)

 

Hymne à la vie

Pour les historiens de l’art, l’œuvre d’Alfred Pellan a constitué une ode à la vie. Une joie de vivre picturale qui s’est notamment traduite par la magie de ses couleurs, l’un des éléments prééminents de son langage plastique, qui a sans cesse évolué.

Par ses thèmes de prédilection – féminité voluptueuse, nature, représentation d’animaux, érotisme épicurien –, Pellan a glorifié l’existence sous toutes ses formes, mettant en scène sols fertiles, jardins, fleurs et autres bestiaires.

Le surréalisme pellanien a exploré les images du rêve et de l’inconscient, pour progressivement tendre vers la poésie, la fantaisie, l’enchantement, le merveilleux. En contemplant les œuvres de l’artiste, le spectateur peut, à son tour, rêver éveillé.