Artiste à découvrir : Romain Lasser, illustrateur
Patrick Dupuis
21 septembre 2021
Ses créations sont teintées d’un esprit ludique, caractérisées par l’esthétique surréaliste propre aux bandes dessinées avec lesquelles il a grandi. Découvrez l’univers du talentueux illustrateur Romain Lasser, dont le talent s’est transmis de père en fils.
Racontez-moi un souvenir de jeunesse qui a pu avoir une influence sur votre envie de devenir illustrateur.
J’en ai beaucoup. J’ai la chance d’avoir un père illustrateur; je baigne donc dans le milieu de l’illustration depuis que je suis tout petit. Il y a aussi beaucoup d’artistes dans ma famille. Mon frère et moi avons toujours été poussés à dessiner et peindre. Plus précisément, j’ai souvent vu mon père dessiner tard le soir en écoutant du jazz et je me disais que c’était plutôt cool comme boulot. Puis, j’ai toujours beaucoup aimé me balader dans les librairies et dénicher les couvertures de livres que mon père avait créées. Plus personnellement, je me rappelle aussi que quand j’étais gamin, le dessin était une manière assez efficace d’explorer mon imagination; tout était possible avec une feuille et un crayon.
Décrivez-moi votre processus créatif.
J’ai longtemps mis l’accent sur la technique. Les dessins très détaillés avec des perspectives incroyables m’impressionnaient beaucoup. Mon passage en arts visuels à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et à Concordia m’a mené à mettre l’accent sur l’idée derrière l’image et le concept. En illustration, notre mandat est d’abord et avant tout de communiquer une idée, un point de vue, un message ou même une humeur plutôt que de créer des images par pure volonté esthétique. Je suis fasciné par les images qui arrivent à porter plusieurs messages à la fois avec différents degrés, et par les illustrations qui ouvrent la porte à la réflexion. Je considère avoir un style de dessin assez varié et j’aime bien l’adapter selon la demande du client. Depuis un certain temps, je remets beaucoup en question l’idée qu’un illustrateur devrait avoir un style bien à lui, très unique et reconnaissable. Ce qui importe à mes yeux, c’est le concept, l’humeur et l’approche appropriée.
Crise du logement - Maisonneuve Magazine, Chroniques de l’oiseau à ressort - Haruki Murakami, Romain Lasser
Parlez-moi des auteurs, autrices et albums de bande dessinée qui ont changé votre vie.
La bande dessinée et les dessins animés ont exercé une énorme influence sur moi. Je fais partie de cette génération qui a regardé une quantité phénoménale de dessins animés étant enfant (sûrement beaucoup trop). Ça m’a profondément marqué. Même constat pour la bande dessinée, d’ailleurs. J’admire l’univers de Moebius, la poésie d’Hugo Pratt (Corto Maltese), l’humour d’Uderzo et Goscinny et les univers complètement dingues des mangas japonais à la Dragon Ball, Ranma et Gunnm. Ils font tous partie de mes meilleurs souvenirs. Esthétiquement, il y a aussi ces BD européennes dont chaque case est un véritable chef-d’œuvre. Les albums d’Enki Bilal, par exemple.
Vous faites des illustrations pour des publications telles qu’Urbania, Le Devoir et Santé Magazine. Quels sont les défis de l’illustration éditoriale?
C’est ce que j’apprécie le plus dans le métier. C’est enrichissant et vraiment un honneur de participer à la conversation ou à la réflexion. L’illustrateur a le mandat d’attirer le lecteur vers le texte et de lui donner envie d’en savoir plus. Le défi est de parler du sujet, d’ouvrir des portes et de suggérer sans nécessairement tout dévoiler d’une manière la plus esthétique possible.
Il est aussi possible d’illustrer certaines émotions. Par exemple, le ton de l’image sera différent si le texte est humoristique ou sérieux. Parmi les autres défis : des délais de livraison souvent très serrés. Il faut donc être en mesure de fournir plusieurs propositions et être efficace sous pression. Parfois, j’ai aussi peu de temps que 48 heures. Ça rend les choses super excitantes! Ça m’a d’ailleurs poussé à développer des styles qui me permettent de mettre plus de temps sur la recherche de concepts que sur l’exécution technique en soi.
Quel est votre lieu de création le plus inspirant?
Comme je suis un insomniaque de classe professionnelle, c’est quand je suis au lit en essayant de dormir que mes meilleures idées apparaissent. Ça rend la chose utile! Parfois, quand je suis en panne sèche, je m’allonge sur le divan pour trouver des idées. Ça marche assez bien habituellement, à condition de ne pas m’endormir.
Santé Magazine, Covid - Le Devoir, Romain Lasser
Vos œuvres illustrent des cadrages cinématographiques, des points de vue tout en perspective et des personnages hors du commun. Quelles sont vos sources d’inspiration?
Pour les cadrages et perspectives, je crois que c’est là que les dessins animés et la BD m’ont le plus influencé. Comme Uderzo le disait, à l’intérieur de chaque case de BD, il y a une petite mise en scène. J’aime bien créer des ambiances à la fois narratives et mystérieuses, comme si on ne gardait qu’une seule case de BD sans explications.
Les cadrages et les tonalités permettent d’exprimer certaines émotions. Par exemple, le côté apaisant et mélancolique des ciels vastes et lumineux. Cela étant dit, je laisse aux autres le soin de les interpréter et de créer leur propre histoire.
Décrivez-moi la création de vos personnages hors du commun.
J’y vais beaucoup au pif. Je mélange toutes sortes de styles et de looks, ce qui donne des rendus assez surréalistes. Des artistes comme Moebius ont maîtrisé cela à la perfection. Ses dessins nous font voyager dans des univers mythologiques mystérieux et complexes. C’est dépaysant à souhait.
Parlez-moi du plaisir à donner du mouvement à vos illustrations.
J’ai fait quelques essais un jour en bougeant simplement la tête d’un personnage sur Photoshop et je suis complètement tombé sous le charme. De voir ses propres images bouger, c’est vraiment quelque chose. J’ai donc pris quelques cours et j’ai fini par accepter quelques contrats d’animation, mais à condition que ce soit mes dessins qui s’animaient.
J’ai récemment décidé de ne plus en faire, car je manque de technique et que la partie animation me prenait énormément de temps. J’anime toutefois encore mes dessins personnels dès que j’en ai l’occasion. Je crois qu’ajouter une dimension temporelle et sonore à une image contribue beaucoup à la narration et à l’ambiance, quelle qu’elle soit. C’est aussi un peu un rêve de gamin qui se réalise.
Pour Brasserie Générale, Les Grands Bois et Bandit, vous élaborez des concepts visuels pour des étiquettes de bières. Parlez-moi de ces réalisations souvent ludiques.
J’ai la chance de travailler avec des clients qui font de la bière de grande qualité et qui me font confiance à 100 %. Souvent, ils ne me donnent d’abord que le nom de la bière et je crée autour de ça. C’est vraiment très sympa comme processus. Étant fan de bière, je trouve toujours ça très enrichissant de signer le visuel de produits aussi délicieux. Au Québec, le choix de bières de microbrasserie ne manque pas. Je me mets souvent à la place d’une personne se promenant dans une allée (parfois gigantesque) de bières. J’essaie de faire des visuels qui me convaincraient moi-même d’acheter le produit. C’est une superbe vitrine pour les illustrateurs d’ici.
Microbrasserie Les Grands Bois, Romain Lasser
Décrivez-moi une ambiance sonore propice à créer.
Ça varie énormément selon les humeurs. J’écoute beaucoup de balados et de radio, et pas mal de musique. C’est un autre beau côté du métier, d’ailleurs, de pouvoir presque toujours écouter quelque chose en travaillant. Il n’y a qu’en écrivant des courriels et en lisant des briefs que le silence total m’est nécessaire, sinon c’est la catastrophe.
Qu’est-ce qui se retrouve sur votre table de travail?
J’ai délaissé le dessin au trait il y a quelques années et je travaille maintenant avec des courbes de Bézier directement sur Photoshop. Il y a donc surtout mon ordinateur portable et une théière que j’ai reçue en cadeau du salon de thé Camellia Sinensis. C’est pour eux que j’ai fait l’une de mes premières affiches. Ils figurent parmi mes premiers clients et m’ont définitivement rendu accro au thé vert!
L’expositione Le Montréaler et votre collection d’affiches des quartiers de Montréal démontrent votre amour pour la métropole. Selon vous, qu’est-ce qui caractérise la ville de Montréal?
Je suis de ceux qui trouvent que Montréal est une belle ville. Son architecture varie beaucoup d’un quartier à l’autre et parfois même d’un immeuble à l’autre sur la même rue. J’aime ses contrastes, son histoire et ses couleurs. Les quartiers tels que Saint-Henri, Petite -Bourgogne, Le Plateau ou Hochelaga-Maisonneuve portent beaucoup de traces du passé, de l’époque industrielle avec ses vieilles usines et ses boutiques spécialisées devenues presque obsolètes. Le multiculturalisme de cette ville remonte à très loin et est inscrit profondément dans ses racines. Le boulevard Saint-Laurent en est un parfait témoin, traversant les quartiers chinois, portugais, juif, italien et j’en passe.
The Montrealer, Plateau Mont-Royal, Romain Lasser
Nommez-moi des artistes de votre discipline que vous affectionnez particulièrement.
Au Québec, il y a bien sûr le travail de mon père, Olivier Lasser, qui crée des images chargées d’émotions avec une esthétique très poétique et truffée de nuances et de textures. J’adore aussi les illustrations de Myriam Wares. Son style très détaillé et texturé, et sa maîtrise des tons et couleurs sont très impressionnants. J’ai d’ailleurs la chance de partager un espace de travail avec eux, ce qui est très enrichissant. Sinon, il y a les paysages minimalistes et impeccables de Pascal Blanchet. Et les illustrations chargées de motifs colorés et ultra détaillés de Mathieu Potvin. Évidemment, je pourrais en nommer un tas d’autres, car il ne manque pas de talents au Québec!
Faites-nous part de l'un de vos coups de cœur culturels marquants.
Depuis quelques années, la littérature influence beaucoup mon travail, notamment les romans surréalistes d’Haruki Murakami. Ils m’ont beaucoup inspiré par leurs univers ancrés très près de la réalité, tout juste assez surnaturels pour nous faire douter de tout.
Nommez-moi l’un des objets importants de votre vie, un objet chargé de souvenirs et de significations pour vous.
Il y avait beaucoup d’affiches chez moi quand j’étais petit. J’ai passé pas mal de temps à les observer et il y en a une qui me fascinait particulièrement. Elle était de l’illustrateur Albert Dubout pour le film La rue sans loi. C’est une superbe illustration humoristique représentant un coin de rue bondé de mini-scènes loufoques. La composition de cette image m’a toujours beaucoup impressionné. C’était vraiment plusieurs petites histoires dans une même image.
Violence conjugale - Le Devoir, Romain Lasser
Quel serait l’un de vos rêves de création les plus fous?
J’ai toujours rêvé de faire un court métrage animé. Je suis conscient de la charge de travail que l’animation nécessite, mais m’associer avec d’autres illustrateurs et animateurs pour un tel projet pourrait être très cool.
Quels sont les projets qui sommeillent dans la tête de Romain Lasser?
J’aimerais bien continuer mes affiches en hommage aux quartiers de Montréal. J’ai vraiment beaucoup de plaisir à les réaliser. Il y a la partie repérage qui nécessite de marcher dans la ville et me fait toujours découvrir de nouveaux endroits, c’est vraiment sympa. J’aimerais aussi en créer pour des lieux hors de la ville comme en France ou en Gaspésie. Ce sont des lieux qui ont marqué mon enfance. J’ai aussi un projet de BD reportage que je partage avec une amie que je n’ai malheureusement pas eu le temps de mettre en branle. L’important, c’est d’y croire!
Quel serait votre meilleur conseil pour un ou une artiste en devenir?
Pratiquer le plus possible et rester patient. Par pratiquer, je ne parle pas seulement de la technique de dessin en elle-même, mais aussi en s’inventant des mandats d’illustration fictifs tels que des couvertures de livres qui les ont marqués ou des articles d’actualité qui leur parlent. C’est une excellente manière de montrer de quoi on est capable en matière d'idées. Bien sûr, tout en ayant du plaisir. Car on s’entend, l’illustration, c’est d’abord et avant tout une affaire de plaisir.