Coup de foudre pour une maison d'édition
Jeanne
24 octobre 2016
Il y a deux ans, j'ai lu en moins d'un mois deux romans que j'ai adorés. Ce n'est pas un événement en soi, mais Chercher Sam de Sophie Bienvenu et Les Filles bleues de l'été de Mikella Nicol se trouvaient être les deux premières parutions d'une toute nouvelle maison d'édition, poétiquement baptisée «Le Cheval d'août». Intriguée par ces débuts prometteurs, je me suis informée et ai appris que derrière cette nouvelle entreprise littéraire se trouvait Geneviève Thibault, une ancienne journaliste culturelle convertie à l'édition depuis quelques années.
Geneviève Thibault. Crédit : Marie-Charlotte Aubin
Alors que, les mois passant, de nouveaux titres s'ajoutaient au catalogue de la maison, je voguais de coup de coeur en coup de coeur. Entre ces romans pourtant bien distincts, l'oeil aiguisé discernait des similitudes : une cohérence éditoriale, un souci du détail, un sens de la narration redoutablement efficace. Presque instantanément, le nom du Cheval d'août s'était forgé une place de choix dans le petit monde de la littérature québécoise. La parution d'un nouveau roman de Sophie Bienvenu cet automne m'a donné envie de m'entretenir avec Geneviève Thibault, afin de discuter de sa démarche dans l'ombre des auteurs (qui eux-mêmes, admettons-le, sont rarement en pleine lumière).
Un projet un peu fou?
La question se pose d'emblée : fonder une maison d'édition par les temps qui courent, alors que les éditeurs indépendants pullulent déjà et qu'on entend partout prédire la mort imminente du livre, n'est-ce pas singulièrement casse-cou? Geneviève le croyait à l'origine, jusqu'à ce que certains auteurs de la relève avec qui elle travaillait à la Courte échelle (où elle a mis sur pied la collection La Mèche) commencent à lui proposer des projets. « Chemin faisant, tu prends conscience que tu as une vision éditoriale propre et qu'il y a certains livres qui ne sont publiés nulle part, mais que toi tu mettrais au jour, résume-t-elle. Et là, tu réalises qu'il n'y a jamais trop d'éditeurs, tant qu'il y a des visions singulières et différentes. » Éventuellement, Geneviève s'est retrouvée à la croisée des chemins. « Beaucoup des écrivains avec qui je travaillais m'ont suggéré de fonder ma propre maison d'édition. J'étais morte de peur. Mais après avoir consulté des gens du milieu et des mentors, j'ai foncé. Et voilà, presque trois ans plus tard, on est rendus là et j'en suis bien contente. »
Source : Page Facebook du Cheval d'août
Un travail d'équipe
Même si elle tient l'entreprise à bout de bras, Geneviève insiste sur le fait que Le Cheval d'août, c'est le fruit du labeur de toute une équipe, qui travaille en quelque sorte dans la coulisse de la coulisse. « Le rôle des éditeurs est un peu surfait, croit-elle. On dit souvent qu'un éditeur, c'est une personne avec une vision, des coups de génie, qui déniche des manuscrits... C'est sûr qu'il faut que tu aies un sens très sûr du casting et de la politique éditoriale, et une certaine idée de ce que tu voudrais voir paraître dans l'horizon littéraire, mais c'est aussi un travail très artisanal. Au Cheval d'août, j'ai la chance de travailler à toutes les étapes avec des gens extraordinaires. Par exemple, je collabore avec des réviseurs ou des correcteurs chevronnés qui sont déjà des écrivains de grande qualité. Chaque texte devient un travail collaboratif, qui cumule la réflexion de plusieurs personnes. C'est d'autant plus important quand on travaille souvent avec des primo-romanciers. »
Nouvelles voix recherchées
Mettre au monde de nouvelles voix, c'est l'une des priorités éditoriales de la maison, même si Geneviève admet que travailler avec de jeunes auteurs, c'est «se donner du trouble». Heureusement, c'est aussi bien d'autres choses. Quand Geneviève a parcouru le manuscrit des Filles bleues de l'été de Mikella Nicol pour la première fois, elle a compris qu'elle tenait quelque chose de précieux. « Mikella, c'est une révélation, qui appartient à une génération fort intéressante : des jeunes femmes dans la vingtaine, qui ont une formation littéraire solide, sont féministes et ont des démarches très affirmées. Le livre de Mikella, c'est le type de livre que je veux publier. C'est un grand roman de jeunesse, un peu comme Françoise Sagan. Elle est arrivée avec une parole extrêmement lyrique et poétique, qui rappelle à la fois Virgin suicides et Anne Hébert. Elle se démarque par son sens de la métaphore et son refus de la monstration à une époque où la mode est à la littérature très trash. » Avec ce roman et Chercher Sam de Sophie Bienvenu entre les mains, Geneviève a décidé de plonger sans filet, lançant Le Cheval d'août six mois avant la date prévue initialement.
La qualité avant la quantité
Depuis, elle publie avec parcimonie, pas plus de quatre ou cinq livres par année, malgré les propositions qui affluent. Pas question de lésiner sur la qualité, et tant pis si les subventions tardent un peu. Geneviève prend très à coeur le travail qu'elle accomplit avec les auteurs qu'elle «adopte». « C'est une relation à long terme, il faut les développer et croire en leur trajectoire au long cours, explique-t-elle. La relation éditoriale, ça se passe sur le divan, c'est confidentiel et ça doit se faire dans le respect. Il faut avoir de longues discussions avec la personne, pour définir ce qu'elle a voulu dire, quelle est son intention, son propos, son désir en tant qu'écrivain. Ces questions ne sont jamais assez débattues en littérature. Après, le travail plus technique peut commencer. Chez les primo-romanciers, il faut se débarrasser de beaucoup de tics. C'est un travail d'une extraordinaire violence, qui demande beaucoup de courage. Ça malmène l'ego, mais moi je ne travaille qu'avec des gens qui sont capables de travailler comme ça. » Pour elle, il est évident que l'éditeur est bien plus qu'un passeur, dont la seule mission serait d'amener le livre vers sa forme imprimée. Geneviève attache beaucoup d'importance au storytelling et met l'emphase sur la dramaturgie, la structure dramatique, la voix. Les ajustements stylistiques viennent dans un deuxième temps, et sont souvent sans pitié. « Je suis une grande coupeuse, avoue-t-elle. J'aime pas les gens qui se regardent écrire et ça, c'est vraiment un défaut de premier roman. »
Au contact des auteurs, autant les jeunes pousses que les plus aguerris, Geneviève progresse elle aussi, en tant que lectrice et en tant qu'éditrice. Elle se rappelle ses échanges enrichissants avec Simon Brousseau, qui publiait au début de l'été l'étonnant recueil de microfictions Synapses. « Toute ma conception de la nouvelle s'en est trouvée chamboulée. C'est un livre atypique, qui prend le pari qu'une littérature peut être plus formaliste, tout en racontant des histoires passionnantes. J'adore aussi travailler avec des gens qui n'appartiennent pas nécessairement à cette génération-là, mais qui sont des écrivains plus aboutis, plus achevés. Ça fait évoluer comme éditeur, ça aussi. »
Parmi tous les manuscrits qui atterrissent sur le bureau de Geneviève, lesquels sont susceptibles de retenir son attention? « Je reçois beaucoup de propositions intéressantes, mais ce que j'aime, c'est la singularité de la voix, affirme-t-elle. Ce qui m'importe, c'est que les auteurs aient un sens du récit et de l'histoire, mais également qu'ils problématisent c'est quoi la littérature en 2016, c'est quoi notre époque, c'est quoi notre territoire, c'est quoi écrire au Québec maintenant. Les livres du Cheval d'août ne seront pas nécessairement les plus plébiscités, mais ils auront dit quelque chose sur leur époque qui sera encore valable dans dix ans. »
La littérature est bien vivante!
Geneviève n'ajoute pas foi au mythe de la littérature moribonde, même si elle sait que la partie n'est pas gagnée. « Je pense que la littérature va bien ET mal au Québec, nuance-t-elle. Il y a, depuis une dizaine d'années un foisonnement absolument incroyable de jeunes auteurs, un retour du politique, de la poésie, de l'édition indépendante. Ces jeunes ont à peine vingt ans, ils ne s'excusent pas d'écrire et s'affirment de manière beaucoup plus franche. En revanche, le problème, c'est qu'on lit moins de livres. Avant, le lecteur cultivé avait un meilleur aperçu de la production d'une année, alors qu'aujourd'hui, moins de livres circulent entre les mains de chaque personne. » Même si l'éditrice a connu de beaux succès commerciaux (comme Les Maisons de Fanny Britt, publié l'an dernier), elle déplore un peu la culture du best-seller, qui fait en sorte que certains livres ne reçoivent pas l'attention qu'ils méritent, éclipsés par les titres-vedettes du moment.
Elle se réjouit néanmoins de constater qu'il y a une effervescence, un bouillonnement autour de la littérature, avec des initiatives comme le 12 août, par exemple. Elle applaudit par ailleurs le retour du libraire, le vrai, celui qui joue un rôle de prescripteur et d'animateur culturel, participant au succès renouvelé des librairies indépendantes. Selon elle, ces perspicaces conseillers contribuent à combler la place laissée vacante dans les quotidiens, où l'espace consacré à la littérature s'est étiolé ces dernières années.
Ce que Geneviève souhaite par-dessus tout à la littérature québécoise, c'est qu'on ose enfin reconnaître qu'elle vaut bien celle des autres. « Quand un livre québécois est reçu en traduction, explique-t-elle, il y a un espèce de corpus mondial qui est réquisitionné pour lire l'oeuvre. Par exemple, Maxime Raymond Bock a été comparé à Flaubert et à Bolaño dans des journaux anglophones. La critique, ici, ne se permet pas ce genre de comparaisons. Je ne sais pas si c'est encore le fruit d'une certaine aliénation culturelle, mais lorsque je fais ces comparaisons au sujet de mes écrivains, si je dis par exemple que Fanny Britt est en filiation avec Rachel Cusk, que Maxime Raymond Bock et Bolaño, c'est le même combat, on me dit toujours que j'exagère. Il y a peu de gens au Québec qui réussissent à transcender cet espèce d'interdit, de complexe intériorisé, et ça pèse un peu. »