Jean-Simon Desrochers : écrire la misère humaine
Alex Beausoleil
26 septembre 2017
Dès les premières lignes, je me sens oppressée. Tranquillement, au fil des pages, j'angoisse, j'ai mal et suis même dégoûtée. Lorsque je referme le quatrième de couverture du roman Les Inquiétudes, je suis bouleversée. Comment son auteur, Jean-Simon DesRochers, peut-il dormir la nuit? Comment peut-il écrire des choses aussi horribles, aussi dures? Rien de mieux qu'une rencontre avec lui pour faire état de la situation - et constater de visu s'il est sain d'esprit.
Jean-Simon Desrochers (Crédit : Amélie Philibert)
Les Inquiétudes, l'année noire - 1 met en scène vingt personnages qui habitent le même quadrilatère. D'une façon ou d'une autre, ils seront confrontés à la disparition du petit Xavier Boutin-Langlois. Leurs destins s'entrecroiseront parfois pour le meilleur, mais surtout pour le pire. Dans Les Certitudes, l'année noire - 2 , disponible dès aujourd'hui en librairie, six mois se sont écoulés depuis l'enlèvement du jeune Xavier. Sera-t-il retrouvé?
Jean-Simon DesRochers a instauré cette structure intensément complexe mettant en scène une horde de personnages dans ses précédents romans La canicule des pauvres et Le sablier des solitudes. «Ce projet-là [L'Année noire] est une tentative d'épuisement de cette forme d'écriture, d'y aller avec des personnages multiples et en démultipliant les points de vue.»
Je joins ma voix à plusieurs critiques littéraires qui ont qualifié l'oeuvre d'hyperréalisme. Rarement a-t-on dépeint les malheurs et les travers de la société actuelle avec un oeil aussi lucide. Alors que l'auteur rédigeait L'Année noire, il faut savoir qu'il travaillait sur deux autres projets (le scénario du film Ville-Marie et sa thèse de doctorat maintenant publiée aux Herbes rouges sous le nom de Processus agora) qui traitent tous deux d'une manière ou d'une autre de l'empathie. «Je me suis dit que je pousserais encore plus loin la logique emphatique avec le projet de L'Année noire, en partant avec une prémisse de base qui suscite l'empathie, soit la disparition d'un enfant.» En implantant cette tragédie dans le quotidien d'un couple qui battait déjà de l'aile, on comprend rapidement que tout peut toujours aller plus mal. Jean-Simon DesRochers explique qu'on a parfois l'impression en foulant le sol d'un lieu que ce dernier est damné. C'est ce qu'il a voulu reproduire avec le quadrilatère mis en scène dans ses deux derniers romans. «En jouant avec le génie des lieux, j'ai décidé que pour cette année-là, la vibe ne serait pas bonne dans ce quartier.»
Vers la fin du premier tome de L'Année noire, Jean-Simon DesRochers écrit : «Le malheur, ça part comme un fou rire. Ça se répand tout seul, sans raison, ça contamine tout sur son passage, pis ça s'en va...» À travers ses recherches sur l'empathie, l'auteur constate que le phénomène de contagion émotionnelle est très fort. Ainsi, avec ses romans et sa façon de traiter le malheur, il essaie d'alimenter l'empathie du lecteur qui en possède déjà beaucoup tout en tentant de développer ce trait chez les autres.
«Je veux écrire des choses qui vont me surprendre. Ce que j'écris, je ne l'ai pas lu encore ailleurs.» Candidement, Jean-Simon DesRochers avoue s'être fait prendre au jeu durant l'écriture de L'Année noire. Bien qu'il connaissait le destin de certains personnages, il s'est surpris à pleurer à quelques reprises lors de certains passages plus difficiles. «Dans l'empathie, on finit toujours par projeter certaines choses, on finit par amener beaucoup de soi. J'ai aussi écrit sur mes propres peurs, mes propres inquiétudes, sur qu'est-ce que je ne voudrais pas qu'il m'arrive en tant que parent, en tant qu'être humain tout court.»
Selon le constat qu'il en fait, la vie est dure. «Même si on l'a plutôt facile au Québec, la vie reste dure et nous ne sommes jamais prêts à nous frotter à sa rudesse.» Selon l'auteur, la littérature permet au lecteur de tout vivre par procuration sans véritablement se mettre en danger. «L'imaginaire humain peut aller du plus grandiose au plus horrible et c'est d'ailleurs ce qui fait de l'humain un être infiniment fascinant... et totalement décourageant!» C'est pourquoi Jean-Simon DesRochers n'a pas besoin de piger dans l'univers de la science-fiction, car l'homme est déjà assez barbare et terrible en soi.
Dès l'écriture de son premier roman, La canicule des pauvres, Jean-Simon DesRochers souhaitait représenter les obsessions de la société dans laquelle il vivait, et de les faire vivres à travers une multiplicité de personnages. Il convient que le lecteur rit peu dans ses romans, mais constate que les gens rient peu en général. «On les entend rire quand ils se paient des billets pour le spectacle d'un humoriste à 50 ou 100$.» Son constat envers la liberté est aussi très acéré : «On a l'impression de posséder une très grande liberté, mais je ne la vois pas, je ne la sens pas. Et mes romans font peut-être écho à tout ça.» J'en viens à lui demander s'il se trouve trop pessimiste et c'est sans hésitation qu'il me répond : «Malheureusement non. Je me trouve plutôt réaliste.» Au-dessus de son bureau, sont apposées trois affiches où l'ont peut lire les mots : réaliste, absurdiste et relativiste. Trois termes qui le décrivent assez bien selon lui. Il ajoute qu'il est plutôt léger dans la vie, contrairement à ce que l'on pourrait croire, et qu'il arrive probablement à être ainsi en évacuant tout le noir dans sa littérature. Il admet aussi qu'il serait probablement consumé par son cynisme s'il n'écrivait pas ainsi et serait probablement très grognon!
Pour clore mon entrevue, je lui ai posé la question qui me brûlait les lèvres depuis la fin de ma lecture du premier tome de l'Année noire : «êtes-vous heureux?» osais-je lui demander. C'est avec un grand sourire qu'il m'a garanti qu'il l'était.
Nos suggestions de nouveautés littéraires crues :
Le coeur de Berlin - Elie Maure (Les Allusifs)
Ce premier roman que signe la Montréalaise Elie Maure est puissant. Simon, un quinquagénaire endeuillé suite au trépas de son chien Berlin, se voit contraint de fouiller les vestiges de son passé afin de retrouver sa sœur Béatrice. Cette plongée dans les souvenirs familiaux soulèvera une houle inattendue. Un récit poignant.
Matricide - Katherine Raymond (XYZ)
L'amour que porte un enfant envers sa mère est particulier. Il est profond et inexplicable. Pour Katherine, il est puissant et dévastateur. Katherine Raymond connaît les ravages que peut causer la maladie mentale. Non seulement parce qu'elle est résidente en médecine psychiatrique, mais puisqu'elle a aussi été une patiente suite au suicide de sa mère. Un premier roman troublant.
Eux, Nous et Lui - Patrick Isabelle (Leméac)
La trilogie de Patrick Isabelle sur les impacts de l'intimidation et de la violence est bouleversante. Dans Eux, une jeune victime d'intimidation commet l'irréparable. Avec Nous, on découvre sa nouvelle réalité dans les centres jeunesse. Dans Lui, on constate les impacts de ses gestes et sa tentative de retour à la normale dans la demeure familiale. Trois petites plaquettes à lire d'un trait.
(Sainte-Famille) - Mathieu Blais (Leméac)
Ce dur récit décortique la perception de trois membres d'une même famille entourant la réalité de la violence conjugale. Un père bat sa femme. Cette mère dénonce. Leur fils passe à l'acte. Un récit efficace empruntant la forme d'un cercle très noir.
Grand lecteur, Jean-Simons DesRochers a lui aussi été marqué par des lectures crues. Parmi sa longue liste d'exemples figurent les romans American Psycho de Bret Easton Ellis et Baise-moi de Virginie Despentes. Parmi les recueils de nouvelles se retrouvent Des femmes savantes de Chloé Savoie-Bernard et Histoires saintes de Carole David. Du côté de la BD, Julie Doucet a su marquer l'esprit de l'auteur avec son New York Diary et Richard Suicide s'est imposé avec sa Chronique du Centre-Sud.