Des expressions de la série Le temps d’une paix expliquées
Philippe Côté-Giguère
3 avril 2023
Dès le 3 avril, la grande série québécoise Le temps d’une paix, réalisée par Pierre Gauvreau et mettant en vedette Nicole Leblanc, est à nouveau diffusée sur ICI ARTV.
Cette œuvre de fiction mise à l’antenne pour la première fois en 1980 raconte le quotidien de plusieurs familles canadiennes-françaises de la région de Charlevoix après la Première Guerre mondiale au moment où elles vivent d’importants bouleversements sociaux, économiques et religieux.
Si elle a connu un succès aussi vif – et qu’elle continue d’être populaire 40 ans après sa première diffusion –, c’est entre autres parce que les personnages de la série possèdent un mode de vie représentatif de celui des francophones du Canada de l’époque ainsi que des personnalités fortes qui se reflètent dans leurs expressions et leur langage colorés.
Plusieurs personnages d'importance de la série qui travaillent dans les champs./Crédits photo : LE COZ, André/Radio-Canada
Après avoir regardé quelques épisodes du Temps d’une paix, nous avons d’ailleurs noté quelques expressions qui nous ont laissés perplexes. Nous avons par conséquent demandé à Nadine Vincent, lexicographe et professeure de communication à l’Université de Sherbrooke, de nous donner un coup de main afin d’en comprendre la signification et l’origine.
Voici le résultat de son travail de recherche :
Presser comme une cassure
Dans le premier épisode, Rose-Anna se rend au village pour rencontrer le curé Chouinard à la demande de celui-ci. La voyant arriver l’après-midi même, le curé y va de cette remarque :
« Ah! ma bonne Rose-Anna. Ben fallait pas te dépêcher. Ça pressait pas comme une cassure! »
Explication :
Le mot « cassure » date du 14e siècle et son premier sens (toujours vivant) est synonyme de fracture. Il semble être sorti peu à peu de l’usage en France dans la première moitié du 20e siècle, mais il s’est maintenu au Québec jusqu’à aujourd’hui. Il n’a jamais été vraiment perçu comme typiquement québécois. L’expression « presser comme une cassure » veut dire « urger, être très pressé ». Elle est tout à fait transparente, mais pas assez fréquente pour être attestée dans les dictionnaires.
Nous sommes maintenant pressés comme une cassure d’utiliser cette expression.
Accrocher son fanal
Rose-Anna Saint-Cyr discute avec sa fille Juliette, en présence de Valérien Lavoie./Crédits photo : LE COZ, André/Radio-Canada
Juliette, la plus jeune des filles Saint-Cyr, discute avec sa mère, Rose-Anna, de la possibilité d’inviter de temps à autre son copain Yvon Lavoie, tout juste revenu de la guerre, en leur demeure. Rose-Anna répond :
« Yvon est libre de venir accrocher son fanal par les beaux soirs. »
Explication :
Le mot « fanal » est d’origine italienne et date du 16e siècle. Il désigne notamment une lanterne, dont les gens se servaient pour s’éclairer lors de leurs déplacements à la noirceur. L’expression « venir accrocher son fanal » signifie « venir veiller; être assez proche des membres d’une maisonnée pour passer ses soirées avec eux ». Comme pour le cas précédent, la signification de l’expression est claire, mais l’expression elle-même n’est pas attestée dans les dictionnaires, autant français que québécois.
Accrochez votre fanal où vous voulez, mais respectez les règles de distanciation sociale avec les autres fanaux!
Être plein comme un œuf à deux jaunes
Récemment de retour de la guerre en compagnie d’Yvon, MacPherson se fait questionner par Rose-Anna sur ce qu’il a vu lorsqu’il était au front. Pour raconter son expérience, il rétorque à cette dernière :
« Faudrait que je soye plein comme un œuf à deux jaunes! »
Explication :
En France comme au Québec, l’expression « plein comme un œuf » veut dire « rempli », et aussi, dans une langue plus familière, « ivre ». L’expression avec deux jaunes est absente de tous les dictionnaires consultés. Elle a vraisemblablement été créée par l’auteur pour proposer un superlatif à l’expression d’origine, un deuxième jaune ajoutant à la saturation du volume de l’œuf.
Ça, c’est un lendemain de veille qui s’annonce particulièrement éprouvant!
Casser la politesse et promener un panier percé
Valérien Lavoie, le frère d’Yvon, et Antoinette Saint-Cyr, la fille de Rose-Anna, partagent un moment de complicité lors du quatrième épisode de la série. Cette dernière se demande d’ailleurs s’il existe un potentiel amoureux entre eux, ce à quoi Valérien répond :
« Si je montrais le moindre petit penchant pour toi, je le sais ben ce qui m’arriverait : tu me casserais la politesse pour aller promener ton panier percé dans toute la paroisse. »
Explication :
L’expression « casser la politesse à quelqu’un » est présente dans quelques dictionnaires populaires d’expressions québécoises. Elle signifie « fausser compagnie à quelqu’un ». Anciennement, les gens en France disaient plutôt dans le même sens « brûler, griller la politesse à quelqu’un ».
Au Québec, un « panier percé » désigne une personne indiscrète qui n’est pas capable de garder un secret (dans le même sens que « porte-panier »). Ici aussi, l’auteur fait de la stylistique en ramenant le panier à son sens premier, comme si la personne bavarde était vraiment équipée d’un contenant troué. Dans l’extrait soumis, cela veut donc dire que Valérien prétend qu’Antoinette le laissera tomber et ira raconter à tout le monde qu’il aura cédé à ses avances.
Inutile de dire que la confiance ne règne pas.
Rose-Anna Saint-Cyr dit sa façon de penser à Valérien Lavoie./Crédits photo : LE COZ, André/Radio-Canada
Tirer au poignet et avoir une roue en trop
Au cours de la même discussion, Valérien renchérit :
« À bien y penser, je trouve qu’on se ressemble trop pour bien s’entendre. On mettrait toute notre force à tirer du poignet pis il en resterait pu pour s’aimer. Fait que restons-en là, comme ça on risque pas de se retrouver avec une roue en trop. »
Explication :
« Tirer au poignet » (faire une partie de bras de fer, en France) est une expression attestée au Québec depuis au moins la moitié du 18e siècle. Ici aussi, dans une formulation métaphorique, l’auteur indique par la voix d’un de ses personnages que les deux protagonistes se ressemblent trop pour s’aimer, qu’ils passeraient leur temps à rivaliser, à s’obstiner.
Pour ce qui est de l’expression « courir le risque d’avoir une roue en trop », elle est peu fréquente, mais se trouve dans un dictionnaire populaire où elle est définie comme « se soucier inutilement d’un avenir incertain ».
Ce n’est jamais efficace d’avoir une roue en trop. Jamais.
Jeunesser
Alors qu’il est de retour d’une soirée de célébrations, Lionel Saint-Cyr est de retour à la maison et est questionné par sa mère, Rose-Anna :
« Pis, mon homme, avez-vous ben jeunessé? »
Explication :
Le verbe « jeunesser » serait vraisemblablement québécois. Il est attesté dans le Glossaire du parler français au Canada (1930) qui témoigne d’usages de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle. Il signifie « s’amuser à la manière des jeunes gens (des jeunesses), mener la vie libre et joyeuse des jeunes gens ».
Nous pouvons donc affirmer qu’une personne pleine comme un œuf à deux jaunes a bien jeunessé.
Des Pater et des Ave
Lionel Saint-Cyr est furieux en raison d'une décision de sa mère, Rose-Anna./Crédits photo : LE COZ, André/Radio-Canada
En furie parce que sa mère, Rose-Anna, a refusé qu’il occupe un emploi de mécanicien, Lionel laisse sortir sa frustration en lui mentionnant :
« Je m’retiens. Autrement, j’en sortirais tout un chapelet qui serait pas rien que des Pater pis des Ave, je vous le garantis. »
Explication :
Il s’agit ici de Pater et d’Ave, qui sont des prières. Les deux mots sont latins et invariables. Pater Noster est la version latine du Notre Père et un Ave est une prière adressée à la Vierge (Ave Maria). Le chapelet est « composé de cinq dizaines de grains enfilés sur une chaînette ou un cordon, utilisées pour compter les prières à réciter » (Trésor de la langue française). Lorsque nous récitons un chapelet, nous alternons entre les Pater et les Ave en fonction du grain que nous avons sous les doigts.
Dans un sens dérivé, « chapelet » veut aussi dire « succession d’éléments analogues » et il est notamment utilisé dans l’expression « chapelet d’injures », qui veut dire « toute une série d’injures ».
Dans l’extrait retenu, Lionel dit qu’il sortirait bien tout un chapelet. Il sous-entend « d’injures » et pour que ce soit clair, il précise « qui serait pas rien que des Pater pis des Ave ». Bien que la formulation soit métaphorique et oralisée, elle n’est pas spécifiquement québécoise.
Conclusion : Lionel est vraiment fâché.
Mener à hue et à dia
Rose-Anna, veuve, discute avec le curé Chouinard de la possibilité de se marier à nouveau avec Joseph-Arthur Lavoie, qui tente de façon peu subtile de la courtiser. Sauf qu’elle est loin d’être convaincue par la proposition et mentionne au curé :
« Je suis pas le genre de créature qu’on mène à hue pis à dia, comme sa pauvre défunte. »
Explication :
Cette expression n’est pas québécoise. Hue (droite) et dia (gauche) sont des cris utilisés traditionnellement pour faire avancer les chevaux. « Tirer à hue et à dia » veut dire « tirer dans des sens opposés, de manière désordonnée, avec difficulté ».
Il est probable que l’auteur ait ici mélangé deux expressions (volontairement ou non), et que l’expression « tirer à hue et à dia », fusionnée avec « mener à la baguette » (se faire obéir) aurait donné « mener à hue et à dia ».
Dans tous les cas, ne vous laissez jamais mener à hue et à dia!
Voilà les significations et origines de quelques-unes des expressions tirées de la série Le temps d’une paix.
Nous tenons à remercier Nadine Vincent pour son excellent travail et sa grande collaboration dans la rédaction de ce billet.