Karen Tam : exposer l’héritage de la diaspora sino-canadienne
Claire-Marine Beha
2 mai 2023
L’artiste multidisciplinaire Karen Tam contribue à la visibilité des communautés chinoises au Canada avec ses sculptures et installations. En mettant en valeur les récits, les symboles et les lieux de cette diaspora, elle déconstruit les stéréotypes et se réapproprie un patrimoine trop souvent exclu par l’histoire hégémonique.
Pour donner vie à ses œuvres évocatrices, la plupart du temps immersives, l’artiste passe de nombreuses heures à approfondir ses recherches afin de faire émerger diverses archives. Son travail se démarque par la cohabitation inusitée d'objets trouvés, empruntés, de pièces qu’elle fabrique elle-même, de bibelots bon marché et d’artéfacts de valeur issus d’établissements muséaux. Elle s’intéresse aux représentations, souvent biaisées, et à l’identité des communautés asiatiques dans une approche qu’elle souhaite tournée vers l’avenir.
Son travail, traversé tant par le sentiment de fierté culturelle que par les conséquences de l’oppression systémique, fait partie de plusieurs collections, dont celle du Musée des beaux-arts de Montréal, et a été récompensé à plusieurs reprises. Jusqu'au 13 août 2023, Karen Tam présente l’exposition Avaler les montagnes au Musée McCord, une grande installation qui se veut un hommage au quartier chinois, et notamment aux récits des femmes qui l’ont fait vivre durant les deux derniers siècles. Entrevue.
Comment est née ton envie de fouiller l’histoire et de souligner l’héritage de ta communauté?
En 4e secondaire, pour un devoir, on devait lier une histoire de famille à l’histoire du Canada. Je me rappelle qu’à l’époque je ne connaissais rien de l’immigration des Chinois au pays, ni quand et comment ma famille était arrivée ici. En discutant avec mes proches, j’ai alors appris que c’était mon arrière-grand-père qui a immigré en 1907 et j’ai vu son certificat d’entrée sur le sol canadien. J’ai ensuite lu des livres qui abordent la venue de personnes chinoises pour la construction de chemins de fer, puis d’autres vagues d’immigration. C’est ainsi que j’ai commencé à être fascinée par l’histoire des Sino-Canadiens.
Lors de mes études de maîtrise à Chicago, j’ai continué de réfléchir à cette réalité diasporique. Mes parents sont propriétaires d’un restaurant chinois dans Rosemont et je me suis demandé pourquoi autant de personnes de ma communauté travaillent dans des restaurants chinois. Alors j’ai creusé les archives, j’ai discuté avec ces travailleurs de leurs expériences, et ainsi est née ma première installation, Gold Mountain Restaurant [présentée à plusieurs reprises entre 2002 et 2017]. J’ai recréé des restaurants chinois, mais à l’intérieur d’une galerie ou d’un musée. Il s’agit d’une invitation singulière à observer leur contribution à l’histoire, de lier le passé au présent.
L'installation Gold Mountain Restaurant (Toronto, 2017) Crédit photo : Karen Tam/La sculpture Double Stream of Tears (2018). Courtoisie de la Galerie Hugues Charbonneau.
Afin d’activer les récits historiques, tu conçois beaucoup de fausses antiquités que tu exposes à côté de vrais objets d’époque. Pourquoi?
Il y a plusieurs raisons qui m’incitent à fabriquer et inclure des répliques. Premièrement, pour parler du marché de la contrefaçon. On l'associe beaucoup à la Chine, mais j’ai découvert que les Européens ont également produit de fausses porcelaines imitant celles faites en Chine. En fait, la copie a eu lieu dans les deux sens.
Ensuite, c’est aussi pour moi une occasion d’analyser en profondeur un objet et de concevoir une reproduction non pas à échelle industrielle, mais individuelle avec des matériaux à ma portée. J’ai recréé une porcelaine en papier mâché, j’ai utilisé du savon de la marque Ivory [ivory signifie ivoire] pour reproduire un objet normalement en ivoire, certains objets en jade, je les ai conçus en bonbons, et pour reproduire des objets en argent, j’ai utilisé de l’aluminium et une plaque à pizza!
Enfin, détourner des objets est une façon d’avoir du fun avec mes sculptures et mes installations. J’inclus ainsi un peu d’humour tout en faisant référence à des faits historiques sérieux, voire parfois douloureux. J’aime l'ambiguïté que ça provoque, le fait qu’on doive observer plusieurs fois pour comprendre s’il s’agit d’un vrai objet, d’une pièce de musée, d’un bibelot acheté dans le quartier chinois ou d’une œuvre que j’ai fabriquée. Je veux que les spectateurs se sentent engagés avec ce qu’ils voient, que le décor soit accueillant, mais peut-être aussi déstabilisant.
Je souhaite autant apprendre que faire rayonner les histoires de ma communauté qui n’attendent que d’être racontées.
Avec l’exposition Avaler les montagnes, tu rends hommage à la communauté chinoise de la métropole et fais converger archives, artéfacts du musée et tes œuvres d’art.
Ce regroupement traduit ma volonté de mettre tout sur le même plan, de rendre tout égal, qu’il n’y ait plus de hiérarchie entre les objets « sacrés » du musée et ceux des individus. J’aimerais que les gens réfléchissent à qui raconte l’histoire, à qui la façonne. Quelles histoires sont recensées dans les archives et lesquelles sont toujours exclues? D’ailleurs, lors du processus de recherche, je me suis rendu compte que la plupart des objets n’avaient pas été donnés par la communauté sino-montréalaise, mais appartenaient autrefois à des personnes blanches riches.
Pendant la pandémie, on a assisté à une montée du racisme anti-asiatique et il y a eu plusieurs attaques, souvent dans des quartiers asiatiques en Amérique du Nord. J’ai été déçue de voir que cette haine n'a pas changé depuis 100 ans, les événements se répètent. C’est pourquoi j’ai voulu avec cette exposition, mais aussi avec une autre exposition pour laquelle j’ai été commissaire (Whose Chinatown?, 2021, Vancouver), parler des quartiers chinois, qui ont sans cesse été menacés depuis leurs fondations, par les gouvernements ou le marché immobilier. Je veux souligner leur richesse au sein du musée, donner une place à ces récits et symboles.
Vue de l'exposition Avaler les montagnes au Musée McCord. Crédit photo : Laura Dumitriu.
Ton œuvre Coin-suit (L’habit de pièces) est une armure qui évoque le fardeau du passé, la soumission, mais aussi la protection nécessaire aux immigrants. Peux-tu m’en dire plus?
En fait, il y a plusieurs histoires à raconter à partir de cette pièce. Elle fait référence aux récits d’immigrants, et s’inspire aussi des costumes funéraires en jade des élites de la dynastie Han. De plus, lors de mes recherches, j’ai appris que la nation autochtone Tlingit, qui vit en Alaska et au Yukon, fabriquait des armures avec des pièces de monnaie chinoises. Certaines armures datent du 19e siècle, alors c’est la preuve des échanges entre nos peuples. En fabriquant cette sculpture, j’ai donc beaucoup réfléchi à l’appropriation culturelle en me demandant si j’étais en train d’en faire.
J’ai donc décidé de contacter un artiste tlingit, Tommy Joseph, qui crée des répliques d’armures, afin d’avoir une discussion, mais aussi de lui offrir de présenter ses sculptures dans mon exposition. Ça a permis une mise en dialogue de nos œuvres et des histoires qu’elles font résonner. J’ai également invité Helen Wang, la conservatrice de la monnaie d’Asie de l’Est du British Museum, afin d’avoir une conversation. C’est très niché, je sais, mais je voulais retracer le voyage de ces pièces de monnaie et ainsi faire résonner ces héritages entremêlés dont on parle peu.
L'œuvre Coin-suit de Karen Tam (2021). Crédit photo : Guy L’Heureux.
En effet, l'appropriation culturelle est un sujet qui t’interpelle beaucoup.
Il y a toujours eu des échanges culturels dans l’histoire, et la question de l’appropriation culturelle n’est pas forcément évidente; elle contient beaucoup de zones grises. Concernant les chinoiseries et les japonaiseries [objets, vêtements ou bibelots imitant le style et les motifs d’une culture] que j’utilise souvent dans mes œuvres, c’est intéressant, car c’est l’une des premières formes d’exotisme, mais c’est aussi un cas où une culture, la culture occidentale, en a interprété une autre, celle de l’Asie.
Les chinoiseries existent sous plusieurs formes depuis des siècles, et au début du 20e siècle, les femmes occidentales s’habillaient souvent en kimono ou en robe traditionnelle chinoise pour aller jouer au mah-jong. Mais pendant ce temps, la réalité des femmes chinoises dans ces mêmes pays était déplorable. J’essaye de comprendre cette déconnexion entre ce soi-disant « amour pour la culture » et l’ignorance, le mépris envers les individus mis en marge.
Il y a à la fois une grande fascination et un manque d'intérêt sincère pour les cultures asiatiques.
Ton art se déploie également à l’extérieur. Dans le quartier chinois de Montréal, deux installations éphémères ont récemment vu le jour, dont la Place des souhaits à l’été 2021.
J’ai beaucoup aimé créer de l’art public. C’est un témoignage de reconnaissance envers le quartier chinois et les communautés asiatiques qui l’animent. La Place des souhaits, conçue en collaboration avec Jean de Lessard, invitait les gens à se rencontrer au sein de cet espace intergénérationnel. Plusieurs événements et spectacles ont été organisés pour le faire vivre. En imaginant cette installation en pleine pandémie, j’ai beaucoup pensé aux aînés qui étaient confinés chez eux. Cette installation leur a donc permis de sortir et de fréquenter un lieu en toute sécurité. Tout le monde pouvait s'y asseoir, en profiter, faire un pique-nique, etc.
L’arbre à souhait, au cœur de cet espace circulaire, portait des vœux pour l’avenir sur ses branches. Avec l’aide de plusieurs personnes, on a écrit des centaines de souhaits de longévité, de santé, de chance, de prospérité et de joie pour le quartier chinois et ses résidents. J’ai aimé ça, car je suis une personne plutôt optimiste! Le quartier est un organisme vivant, et non pas un musée, alors ce travail devait honorer ce lieu de résistance et de résilience en perpétuelle évolution.
L'arbre à souhaits de Karen Tam dans le quartier chinois de Montréal (2021). Crédit photo : Kim Soon Tam.
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