La photographie queer et ultra colorée de Laurence Philomène
Claire-Marine Beha
15 juin 2023
Laurence Philomène immortalise toute la richesse des identités queers depuis plus de dix ans.
L’artiste photographe non binaire n’a pas attendu que la société braque son projecteur sur les réalités LGBTQIA+ pour capter toutes les couleurs et la fluidité de sa communauté. Sa lutte pour une visibilité plus riche des personnes marginalisées se déploie à travers des portraits et des autoportraits aux tonalités vives qui connotent la joie et la fierté d’exister, et où se conjuguent intimité, vulnérabilité et universalité. Devant sa lentille, les existences trans et queers semblent s’épanouir loin des clichés et explorer leur expression de genre en dehors de la traditionnelle binarité femme-homme. Cette liberté qui caractérise la pensée queer a également mené Laurence Philomène à documenter sa transition dans une récente série de photos, Puberty, qui a été très remarquée.
Au-delà de l’art, Laurence considère sa pratique en photographie comme la manifestation de son amour envers sa communauté. Rencontre.
De quelle façon as-tu commencé à pratiquer la photographie?
J’ai commencé à prendre des photos de manière assidue à l’adolescence, autour de 13-14 ans. À l’époque, j’adorais les poupées de collection japonaises Blythe et j’avais rejoint une communauté en ligne, sur le site Flickr, où des personnes publiaient des photo de leurs poupées. Ensuite, j’ai trouvé d’autres groupes de jeunes photographes qui faisaient des autoportraits sur ce site très populaire à l’époque, et ça m’a donné envie de me lancer. J’ai donc commencé à prendre des photos de moi après l’école avec ma caméra numérique dans ma chambre. Honnêtement, de manière assez semblable à ce que je fais encore aujourd’hui, mais avec beaucoup moins de mégapixels! [rires]
Crédit : Laurence Philomène
Quand as-tu compris que l’identité serait la ligne directrice de ton travail?
Au cégep, j’ai fait mon coming out en tant que personne queer, et naturellement j’ai commencé à m’intéresser à la photographie queer où les portraits et autoportraits sont très présents. Je souhaitais photographier ma communauté et notamment la diversité des personnes qui la composent.
En même temps, j’avais des problèmes de santé à ce moment-là, en lien avec mes reins, donc les images me permettaient également d’observer mon corps et son évolution en tant que jeune personne malade chronique. C’était un exutoire pour moi; la photographie a réellement été un espace pour mieux me comprendre.
Photographies issues des séries Lucky et Trans Gaze de Laurence Philomène.
Si aujourd’hui la société décloisonne les croyances sur le genre, ça n’a pas toujours été le cas. Tes séries de photos Lucky (2011-2021) et Trans Gaze (2016-2020) sont notamment nées d’une envie d’humaniser les identités.
En effet. Au début des années 2010, on a assisté à une visibilité plus accrue et intentionnelle des personnes LGBTQIA+, même si j’aime rappeler que les personnes trans et queers font partie des arts et de l’histoire du cinéma depuis toujours. Mais, à l’époque, non, ce n’était pas cool d’aborder ces sujets, et mon but n’était pas de l’être non plus!
Je trouvais ma communauté tellement belle et je voulais mettre en lumière sa richesse. Je voulais offrir une représentation plus juste et plus variée de ce qu’on voyait dans les médias de masse. Je trouvais que c’était souvent très binaire, parfois trop stéréotypé. Mon intention était donc de créer des portraits où l'identité est plus fluide, moins archétypique. C’est aussi une façon de montrer que les personnes trans ou créatives dans le genre ont une agentivité.
De plus, quand j’ai commencé à prendre en photo les communautés trans et queers, c’était vraiment important pour moi de créer un ensemble d’images qui pourraient servir de documents historiques! J’adore regarder les images d’archives, réfléchir aux traces qu’on laisse.
No girls no boys no nothin' de la série Trans Gaze de Laurence Philomène.
Dès que j’ai commencé à publier mes photos, j’ai vu qu’il y avait un vif intérêt pour les sujets du genre et de l’identité.
Ta série Puberty (2019-2021) nous entraîne dans l’intimité de ta transition de genre. Pourquoi avoir voulu montrer ce processus?
Quand j’ai commencé ma transition, avant même de prendre de la testostérone, je savais que ce serait quelque chose que je voudrais documenter. Je désirais créer quelque chose que je n'avais pas déjà vu à propos de la transition. Je voulais réaliser des images qui s'intéressent au corps, mais qui contextualisent aussi le corps dans son environnement au quotidien. J’ai donc commencé à prendre en photo tous les aspects de ma vie, et pas seulement lorsque je prends des hormones. C’est pour ça qu’on voit aussi des photos de moi lorsque je mange avec mes proches, quand je flatte mon chat, quand je regarde la télé, dans mon bain, etc.
Ces moments banals de la vie ordinaire montrent une image plus vaste de ce qu’est le processus de transition. Un autre objectif était aussi de faire comprendre que la transition est un cheminement lent. Le changement n’arrive pas du jour au lendemain et il n’est pas le même pour tout le monde. Il n’y a donc pas de mises en scène dans cette série; on me voit vraiment chez moi, dans mon appartement.
J’ai pris des photos chaque jour pendant deux ans pour Puberty – c’était comme un rituel et, artistiquement, j’ai vraiment eu du plaisir! –, puis je les ai travaillées pendant une année. Mes œuvres ont été regroupées dans un livre du même nom.
Morning scene with testosterone de la série Puberty de Laurence Philomène. Présentement exposée au Musée de la civilisation de Québec.
As-tu fait une autre série qui a également eu une incidence sur ta pratique artistique?
Je peux mentionnerMe vs Others (2014-2019), qui était carrément le contraire de l’approche de Puberty! Il s’agissait de mises en scène très préparées en studio où j’ai photographié des gens qui portaient mes vêtements ainsi que des perruques orange afin de me ressembler [Laurence a les cheveux orange]. Cette série se penche sur l’autoportrait, mais à travers les autres, et brouille les frontières entre fiction et réalité. Au-delà des modèles qui s'identifient à moi, les images créées font aussi écho à la perte de soi, de son image.
On being single de la série Me vs Others de Laurence Philomène.
On reconnaît ta signature à la forte dominance de couleurs vives qui confèrent aux images une atmosphère assez immersive…
J’ai toujours aimé les couleurs; ça rend ma vie plus heureuse et je tends beaucoup vers la saturation dans mes images. Vert lime, rose fluo, orange intense, jaune lumineux, etc., je n’ai pas de préférence! Parfois une seule couleur domine sur une photo, même si j’aime qu’il y ait un équilibre entre les teintes chaudes et froides. Les couleurs, c’est, selon moi, une forme de langage universel auquel tout le monde réagit différemment. On peut avoir un attachement ou des souvenirs liés à certaines couleurs, et ça permet de faire ressentir de multiples émotions.
Ça connote aussi généralement des émotions positives. Lorsque je travaillais sur Trans Gaze, je désirais vraiment faire ressortir la joie ainsi que donner une image différente de l'androgynie, qui n’est pas juste grise, unisexe, neutre. Ça permet d’ajouter une aura positive autour des réalités queers.
Crédit : Laurence Philomène.
Je veux montrer qu’il est possible d’exister à l’extérieur du genre binaire de manière très vive, très colorée.
Quels sont tes projets pour l’avenir?
Beaucoup de choses se préparent. Je continue de jongler entre mes projets artistiques personnels et des projets commerciaux. La Galerie C.O.A. me représente, et ma prochaine exposition aura sûrement lieu en 2024. Sinon, j’ai tourné un long métrage documentaire sur Puberty et ma transition avec la réalisatrice Catherine Legault, qui sortira l’an prochain. J’ai aussi collaboré avec une troupe burlesque composée entièrement de personnes trans non binaires ou aux genres non conformes pour Fierté Montréal. Enfin, deux de mes œuvres sont présentement exposées au Musée de la civilisation de Québec dans l’exposition Unique en son genre.
Nina's vanity de la série Puberty de Laurence Philomène.
Tu t’inscris dans une longue lignée d’artistes queers ayant exploré le genre à travers la photographie. Qui sont les artistes qui t’inspirent?
Quand j’ai commencé la photographie, je regardais beaucoup ce que faisaient des artistes plus « classiques », comme Nan Goldin ou encore Francesca Woodman, avec ses nombreux autoportraits. J’allais souvent à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) pour parcourir les livres d’art. Désormais, je m’inspire beaucoup du travail d'artistes contemporains, souvent des personnes trans qui s’intéressent également à la notion de représentation de soi comme Hobbes Ginsberg, Texas Isaiah, Coyote Park ou encore Liam Woods.
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