Art visuel et intelligence artificielle : les robots font-ils de l’art?

Art visuel et intelligence artificielle : les robots font-ils de l’art?
Marcio Binow Da Silva/Getty Images

27 avril 2023

Si l’intelligence artificielle (IA) n’a jamais autant fait la manchette, elle amène avec elle de nombreuses questions quant au domaine des arts. Tandis que des artistes y voient une occasion de création, d’autres s’inquiètent des enjeux éthiques qui y sont liés. À qui revient la parentalité des œuvres visuelles générées par IA, et faut-il encadrer son utilisation?

La frontière est de plus en plus floue entre une image produite par un être humain et une invention de l’intelligence artificielle. Il y a quelques jours, l'artiste allemand Boris Eldagsen remportait un prestigieux prix pour une photographie créée par IA. Après avoir révélé la nature de l’image, ce dernier a refusé le prix. Cette récompense, qu’il a qualifiée d’historique, alimente le débat qui sévit depuis plusieurs mois quant aux conséquences de cette technologie pour les arts visuels, et notamment sa facilité à nous tromper. 

Au-delà du milieu artistique, de nombreux hypertrucages (deepfakes) sont devenus viraux sur le web ces dernières semaines. Bien que la popularité de logiciels d’apprentissage profond comme Midjourney, Stability AI et DALL-E 2, capables de générer des images de plus en plus sophistiquées, soit assez récente, les artistes du domaine visuel ont toujours été très avides de nouvelles technologies. Pour en savoir plus, nous avons rencontré Sofian Audry, qui enseigne les médias interactifs à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et a écrit l'ouvrage Art in the Age of Machine Learning (2021), en plus d’être artiste avec une expertise en IA. On lui a posé quelques questions.

 

Est-ce que les artistes travaillent avec l'IA depuis longtemps?

Oui, on peut remonter jusqu’aux années 1940, à l’apparition des premiers ordinateurs. À l’époque sont apparus ce qu’on appelle des œuvres cybernétiques ou de l’art cinétique. Des artistes ont animé des sculptures en les dotant de capteurs afin qu’elles répondent à leur environnement. Dans les années 1980, les capacités de calcul augmentent et les algorithmes s’inspirent des théories de l’évolution. Dans ce contexte, un artiste comme William Latham, avant même que la technologie soit disponible, a imaginé des structures qui lui permettraient de générer toutes sortes de nouvelles formes par ordinateur. 

Désormais, c'est l'industrialisation rapide de certaines formes d’IA qui les rendent très fortes et qui les démocratisent, en suscitant plusieurs questions éthiques, notamment sur les droits d’auteur, si l’on parle de Midjourney et de DALL-E 2. On assiste donc à l'émergence d’une IA performante, mais il existe d'autres techniques, moins populaires, que les arts utilisent et qui ne sont pas nécessairement de l’apprentissage profond. [L’apprentissage profond (deep learning) s’inspire du fonctionnement du cerveau humain et utilise des réseaux neuronaux. En fournissant à l’ordinateur une grande quantité de données, cela lui permet d’ajuster ses paramètres et d’apprendre à effectuer des tâches complexes.]

Historiquement, les artistes ont toujours été proches des technologies. Par exemple, la photographie; ça n’a pas été inventé pour des raisons créatives, mais ça a été récupéré par l’art et c’est devenu une nouvelle forme d’expression au 20e siècle. 

 

Lorsque les artistes conçoivent une œuvre avec l’IA, qui a véritablement créé l'œuvre? 

C’est une excellente question, et qui dépasse l’IA d’ailleurs. Certains artistes qui travaillent avec des phénomènes hors de leur contrôle, comme la brume ou des feux d’artifice, ont aussi cette réflexion. En fait, il existe plusieurs points de vue. Mario Klingemann, quand on lui demande si c'est lui ou la machine qui a fait l'œuvre, répond qu'on ne demanderait pas à un peintre si c'est son pinceau qui a conçu l'œuvre, alors pourquoi le demander aux artistes [qui utilisent l’IA]? Ce n’est qu'un outil! D'autres vont définir leur relation à la machine comme une collaboration, une cocréation, ou une inspiration. 

Ce qui est particulier avec l’IA, c'est qu'il y a une forme de prise en charge de la capacité créative qui s'apparente à ce qu'on peut retrouver dans la création humaine. Contrairement à d’autres médiums ou phénomènes, comme le brouillard ou le hasard, on est en présence d’agents qui ne sont pas humains, mais peuvent nous surprendre, alors la relation est différente. 

Vessels, une œuvre de Sofian Audry. L'installation met en scène une communauté de robots aquatiques autonomes.
Vessels de Sofian Audry, Stephen Kelly et Samuel St-Aubin. L'installation met en scène une communauté de robots aquatiques autonomes. Crédit photo : Catherine Aboumrad, Nuit Blanche, Montreal, 2016.

 

Puisqu’il devient difficile de dissocier l’art visuel généré par IA de celui créé par un être humain, devrait-on exiger plus de transparence et d’encadrement?

D’abord, concernant la lettre qui demande un moratoire sur le développement de cette technologie, d’un point de vue social, je pense que c'est une bonne idée d’exiger de ces industries qu'il y ait une forme de régulation. On est en droit de prendre le temps de s’interroger et de décider jusqu'où l’on se permet d’utiliser l’IA et avec quelles balises. On l’a fait pour plein d’avancées scientifiques, pour le nucléaire, le clonage, etc., donc on est capables d’encadrer [le tout].

Pour ce qui est des artistes plus précisément, l’idée selon laquelle on a des algorithmes qui créent de l’art ne correspond pas tout à fait à la réalité. Ce n’est pas vrai que ça demande moins de travail d’utiliser l’IA; il faut redoubler d’efforts pour se distinguer et innover dans le champ des arts visuels et médiatiques. Certains artistes qui utilisent ces technologies réussissent à les détourner, à les explorer de façon originale, donc ils vont passer encore plus de temps sur leur création que s'il avait juste fait un dessin eux-mêmes. De plus, l’art a toujours joué avec le vrai, le faux, l’illusion…

Concernant l’exigence de transparence, là où réside le danger, selon moi, c'est quand on utilise ces technologies non pas à des fins artistiques, mais dans un but de tromper : pour des fausses nouvelles, de l’hameçonnage, pour utiliser la voix d’une personne connue afin d’extorquer de l'argent, etc. En art, les artistes ne se cachent pas; on sait que ce n’est pas la vérité! Je ne pense pas que les artistes soient les premières personnes pour lesquelles on devrait réguler [l’utilisation de l’IA]. Il faut encadrer ces technologies-là de manière générale, avec des principes éthiques, et réfléchir collectivement. Par ailleurs, je crois que le domaine créatif aurait beaucoup à dire à ce sujet, car nous travaillons directement avec ces outils et y réfléchissons de manière critique.

Une œuvre dans la style de Vermeer générée à l'aide d'une intelligence artificielle.
Une œuvre dans le style de Vermeer, générée à l'aide d'une intelligence artificielle par le créateur numérique Julian van Dieken (2022). Crédit photo : Simon Wohlfahrt/Getty Images.

 

De plus en plus d’artistes déplorent que des logiciels comme Midjourney et Dall-E plagient leurs composantes et styles visuels. 

C’est un enjeu majeur et les artistes ont malheureusement très peu de pouvoir par rapport aux compagnies qui utilisent leurs images. Ils se font constamment voler leur travail. Ce qui est vraiment problématique, c'est que cet IA est basée sur l’appropriation de contenu, surtout pour les images. Pour les moteurs de texte comme Chat-GPT, c'est un peu moins évident. Les images sur lesquels Midjourney et DALL-E 2 ont été entraînées et qui constituent leur base de données ont majoritairement été créées par des artistes qui les ont mises sur le web dans l'espoir de faire connaître leur travail et de vivre de leur art, et donc cette technologie n'existerait pas sans leur travail. C'est une forme de labeur ni reconnue, ni consentie, ni rémunérée. 

Les ingénieurs derrière ces logiciels se défendent en disant qu’on a tous le droit d’aller consulter des œuvres sur le web, de s’en inspirer et de concevoir une nouvelle image, et qu’en gros, les machines font la même chose. Toutefois, la réalité, c'est que ce ne sont pas des êtres humains, mais de puissants algorithmes qui manipulent des données. Contrairement aux humains, qui peuvent s’inspirer d’une quantité limitée d’images, ces algorithmes sont capables d’avoir accès à un nombre impressionnant d’images. On n’est pas dans le même rapport de force ni le même rapport à la création, et tout cela est fait sans qu’il y ait d’autorisation ou de compensation; c'est donc de l’exploitation. On prend ces données et on les exploite dans un but mercantile. 

Si demain on forçait Open AI ou les personnes qui opèrent Midjourney à obtenir les droits sur toutes les images utilisées pour entraîner leur système… ça s'arrêterait là!

J’espère qu’on va trouver une manière de reconnaître l’apport des artistes visuels. Il y a des moyens de retracer les images utilisées pour « inspirer » la machine, donc on pourrait imaginer verser un pourcentage [de revenu] aux artistes, par exemple, ou encore leur proposer de vendre des visuels. Le statu quo n'est pas acceptable moralement.

Une œuvre conçue par le logiciel d'intelligence artificielle Midjourney.
Une œuvre conçue par le logiciel d'intelligence artificielle Midjourney par Kent Madsen (2022). 

 

Avec le déploiement à grande échelle de l’IA et la présence grandissante des technologies en art, penses-tu qu’on dévalorise le savoir-faire manuel?

Je pense que l’IA participe à une dévalorisation assez globale du travail manuel depuis l'avènement de l’ordinateur. Quand on a un engagement direct avec une matière créative, on s’y confronte, et dans la transmission de ces techniques, il y a des connaissances à ne pas évacuer. On perd donc quelque chose à ne plus les exercer.

Toutefois, si l’on prend l’exemple de la musique générée par IA, un domaine très avancé puisque la musique est très mathématique, ça va toujours être intéressant d’aller voir un concert et de voir des artistes jouer en direct. Pareil pour le théâtre. Donc, ça ne veut pas dire que demain, on aura des pièces de théâtre jouées par des robots! Il y a également un intérêt qui demeure avec les arts plastiques. On n’aura sûrement pas des machines pour réaliser toutes ces tâches-là et on va sûrement continuer de valoriser ces pratiques.