Damián Siqueiros : voir au-delà des belles images

Par Claire-Marine Beha
Photos : Damián Siqueiros

Le photographe mexicain, qui réside à Montréal depuis 15 ans, donne vie à des mises en scène poétiques, fascinantes et évocatrices qui mettent en lumière des corps en mouvement. C’est pour ça que des compagnies (Les Grands Ballets Canadiens de Montréal, Danse Danse) et chorégraphes (Margie Gillis, Sidi Larbi Cherkaoui) de renom ont fait appel à son regard. 

Damián Siqueiros conçoit des images qui possèdent un fort pouvoir narratif. Ses compositions, parfois grandioses, parfois plus éthérées, découlent directement de sa formation en peinture et de son admiration pour les arts de la scène. 

Très conscient de la valeur des prouesses de ses modèles, qu’ils et elles proviennent du milieu de la danse, du théâtre ou encore du cirque, Damián Siqueiros estime qu’il a la responsabilité d’honorer ses partenaires de travail à la hauteur de leur contribution. C’est pourquoi l’artiste désire créer des œuvres visuellement percutantes et souhaite que son processus créatif aille de pair avec un engagement social dans son milieu.

Selon lui, l’art peut être « un outil pour susciter de l’empathie et des conversations menant à la guérison des systèmes socioécologiques ». Rencontre. 

Comment l’art et la photographie sont-ils entrés dans ta vie?

J’ai toujours été une personne artistique. À 5 ans, j’écrivais déjà de la poésie, je peignais, etc. J’étais un enfant très sensible. 

Plus tard, à l’université, mes parents m’ont conseillé de choisir un domaine pratique, donc pas les arts (rires)! J’ai donc commencé un diplôme en communication, même si je voulais être peintre. J’ai tenu deux semestres! Ensuite, aux beaux-arts, à la suite d’un concours, j’ai reçu un appareil photo et j’ai commencé à expérimenter. 

J'ai toujours eu une façon de voir les éléments de manière picturale, étant donné mon parcours en peinture, en plus de créer une tension théâtrale dans mes images. Depuis le début, mon style photographique comporte des mises en scène, plutôt que des images prises sur le vif, dehors. Ma toute première série, créée dans le contexte de mon diplôme en art, était en lien avec l’évolution des standards esthétiques dans l'histoire de l'art. 

Life. Artiste : Mariette Raina.Design floral : Reuben Mark Stewart. Costume : Natalia Baquero. Direction artistique et concept : Damián Siqueiros.

 

Ma photo a toujours eu une relation très étroite avec la peinture, la mise en scène et le théâtre.

L’élément central de ta pratique artistique est l'omniprésence de danseurs, danseuses et interprètes en mouvement. D'où vient ton amour pour les arts de la scène? 

Ma façon de faire est très académique, intentionnelle et recherchée, et ça se marie très bien avec les arts de la scène. En 2007, j’ai regardé une vidéo de l'œuvre In memoriam, du chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui, et ça a été un déclic. À l'époque, je travaillais déjà avec des danseurs, pour l'esthétique, les possibilités de mouvement et l’expression des émotions, mais c’est vraiment lorsque je suis tombé sur cette vidéo que je me suis dit : « OK, je pense que ça, c’est ma vie! »

Je suis donc passé d’une posture d’appréciation à une approche plus conceptuelle. Je suis allé faire un stage à Paris, à l'École nationale des arts décoratifs, et j’ai commencé à chercher des danseurs pour une série à propos de l'identité sexuelle. Je voulais expérimenter la subversion des rôles de genre, comprendre leurs constructions, pour les décloisonner. J’ai compris à ce moment-là que la caractéristique performative de la danse peut être une métaphore pour la performativité de l’identité. De plus, l’aura d’une œuvre peut se transmettre au public lors d’un spectacle, mais peut aussi se faire ressentir grâce à la photographie.

Quand je travaille avec des artistes de la scène, on travaille à partir de vraies émotions. Ce n’est pas seulement important d’avoir une mise en scène, des costumes, du maquillage, etc. Il faut aussi mettre en place un espace sécuritaire (safe space) pour que les modèles se sentent bien. Ce climat de confiance est nécessaire, parce que la vulnérabilité n'est pas sécurisante par exemple, mais si le modèle se sent bien soutenu, il pourra accéder à son ressenti. C’est essentiel d’accompagner les artistes qui sont devant moi et d’avoir une conversation ensemble, même si elle est silencieuse. 

The Song of Red, Songs of the Inner Chamber. Danseuse : A-Reum Choi. Direction artistique et concept : Damián Siqueiros.

Je pense que la danse nous permet de comprendre des thématiques très complexes et de les transformer en émotions pures.

De quelle manière as-tu commencé à t’imposer comme photographe dans ce milieu?

Je tiens à préciser que je me considère davantage comme un artiste visuel. J’admire plusieurs photographes qui travaillent beaucoup avec l’observation, tandis que ma façon de créer implique de la planification, de la direction artistique et de la scénographie. 

En fait, quand je suis arrivé à Montréal, il y avait déjà plusieurs photographes qui s’occupaient de documenter la pratique de la danse, mais je voyais le potentiel de donner lieu à des créations plus conceptuelles. 

Je constate à quel point c’est important de connaître le langage des arts de la scène, de nommer les positions, d’avoir une compréhension de la technique qu’ils peuvent proposer, de bien comprendre la différence entre danse classique, danse contemporaine et cirque, etc. Je crois que c’est ça qui me démarque. Je n’ai jamais dansé professionnellement, mais j’ai suivi des cours pour saisir davantage la discipline. 

La première chose que je fais, c’est écouter, regarder, connecter avec le style du danseur ou de la danseuse, pour ensuite transmettre des émotions à travers son langage corporel unique.

Comment choisis-tu tes modèles? D’ailleurs, ces derniers ne sont pas passifs dans le processus créatif; on peut même parfois parler de cocréation.

Je ne choisis pas forcément les danseuses et danseurs pour leurs corps ou leurs visages. Je les choisis en fonction de ce qu’ils et elles veulent dire et sont capables de véhiculer. 

Quand tu as l’appareil photo dans les mains, c’est toi le détenteur du pouvoir, c’est toi qui gères l’image, qui décides comment la personne devant toi va être représentée. En tant qu’artiste visuel, je souhaite établir une relation plus horizontale avec mes collaborateurs et collaboratrices. La première question que je pose c’est : « Comment est-ce que tu veux être représenté? » Et je crois qu’avec des personnes issues de communautés discriminées, c’est encore plus important de trouver des façons de faire qui leur appartiennent, de concevoir des images qui s’écartent des clichés qu'on voit souvent. 

Les modèles ne me font pas juste des suggestions, c'est une collaboration, une discussion. Évidemment, je m'occupe de la gestion du tournage, mais j'ai la responsabilité de créer des conditions propices pour que les artistes puissent s'exprimer ouvertement et tendre vers leur plein potentiel. En fait, pour bien comprendre mon art, il faut aller au-delà de l'image et percevoir les valeurs qui sont incarnées par tous les travailleurs artistiques qui prennent part à un projet.

Tu peins souvent tes décors toi-même et tu réalises aussi certains maquillages.

Oui, depuis le début de ma carrière, j’ai rempli toutes les fonctions! À la base, je suis peintre, donc ce n’est pas si éloigné. Parfois, je suis entouré d’une équipe pour le décor ou le maquillage, mais je peux aussi décider de le faire moi-même, parce que ça me plaît beaucoup, et que je l'ai fait durant des années, car je n’avais pas de budget pour engager des spécialistes.

Le maquillage me permet de créer une intimité avec les gens que je vais photographier, car on est très proches physiquement; j’entre un peu dans leur bulle avec leur permission. C’est un moment précieux, on tisse des liens!

Ça m’a également amené à actualiser ma manière de considérer la beauté. La plupart du temps, le maquillage ce n’est pas un outil pour embellir les gens, mais davantage pour les rapprocher des idées qu’on va évoquer, ou alors pour élaborer un tout nouveau personnage! 

To Russa With Love. Modèles : Tristan Harris et Sébastien Beaupré. Costumes : Sophia Graziani. MUA : Olivier Vinet. Coiffure : Cathy Lee. Assistant : Bérenger Zyla. Photographie, concept et direction artistique : Damián Siqueiros.

Le plus important, c’est le côté relationnel de mon art. Ce qui m'intéresse n’est pas la perfection des images, mais la sincérité des émotions et la collaboration.

Quels sont les défis auxquels tu fais face dans ton travail?

J’ai décidé de ne plus faire de photos juste pour faire de belles images. Il y a toujours un propos important servi par tout le spectre des corps en mouvement.

Oui, ça peut amener la joie, le divertissement, un aspect cathartique, mais le contenu parle aussi d’enjeux sociaux, par exemple un message pour l'environnement (Terra Sapiens), une représentation ethnique et culturelle positive, une visibilité des enjeux LGBTQ+ (To Russia with Love), etc. Mon défi est donc de transposer un concept complexe, par exemple les deuils écologiques, en image. Est-ce que ça requiert des éléments plus contemporains, plus ou moins dramatiques ou flamboyants, ou alors d’aller vers le minimalisme? 

Un autre défi, plus administratif cette fois-ci, est de mettre en place des conditions favorables pour les artistes de la scène dans le contexte de la captation d’images. Par exemple, octroyer certains droits pour le matériel vidéo, obtenir une rémunération appropriée, avoir des garanties en cas de maladie, etc. J’appelle ça de la durabilité sociale, et c'est important pour moi.

Parle-moi un peu de ton processus créatif.

Ça dépend de l'œuvre! Ça peut être très rapide, par exemple une séance unique avec un modèle, comme ça peut prendre cinq ans, ce qui a été le cas de ma récente série Terrarium

Bien souvent, les croquis sont essentiels; ils nous aident à passer de notre tête au tangible, à visualiser ce qui est une bonne composition et à envisager ce qui est possible. Dans les arts, c'est d'autant plus important dans un contexte où l’on n’a pas des ressources illimitées, car les budgets sont serrés.

Pour terminer, parle-moi de Terra Sapiens, dont la série Terrarium fait partie et qui vise à offrir une représentation positive de l'avenir socioécologique.

Il s’agit de concevoir des images qui se situent entre la dystopie et l’utopie, car il y a des réalités qu'il faut accepter pour mitiger les changements climatiques. En fait, les changements climatiques sont déjà là, donc on est dans la dystopie! J’ai travaillé avec des experts et expertes de différentes disciplines, comme la science, les savoirs ancestraux autochtones, la philosophie et le design, pour amener des idées et les intégrer dans une représentation visuelle, pour nous amener à envisager un futur qui est probable et se base sur la compassion, l’empathie, l’équité et la circularité.

Les œuvres photos et vidéos sont jumelées à un programme d’éducation qui se déploie par des conférences et des ateliers afin de réfléchir aux changements culturels (cultural shifts) bénéfiques et de bâtir une meilleure relation avec la nature. 

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