Porteurs de plumes — Entretien avec Natasha Kanapé-Fontaine

Porteurs de plumes — Entretien avec Natasha Kanapé-Fontaine
Natasha Kanapé Fontaine, crédit photo : Stéphane Audet

18 juin 2021

Le lundi 21 juin prochain, ICI ARTV diffusera Porteurs de plumes, un documentaire qui met en lumière l’art autochtone contemporain en se penchant sur le travail de Ludovic Boney, sculpteur, ainsi que Caroline Monnet et Natasha Kanapé Fontaine, artistes multidisciplinaires.

En prévision de la présentation de ce long métrage, nous avons voulu en apprendre plus sur la démarche artistique de l’une de ses participantes aux nombreux chapeaux (poète-interprète, comédienne, artiste visuelle, militante pour les droits autochtones et environnementaux et plusieurs autres) : Natasha Kanapé Fontaine.

Natasha Kanapé Fontaine dans sa région natale de Pessamit.
Crédits photo : Radio-Canada
 

Voici le compte-rendu de ce qu’elle nous a dit.


Comment décrirais-tu ton art à des gens qui ne te connaîtraient pas?

Souvent, quand je me décris, je dis que je suis une artiste multidisciplinaire, mais je me décris d’abord comme poète parce que j’ai commencé dans la poésie il y a très longtemps. J’ai toujours trouvé que la vision poétique était beaucoup plus proche de notre philosophie traditionnelle pour les Innus et les autres peuples autochtones. Ce n’est pas seulement une poésie écrite, mais aussi une pensée que j’ai voulu mettre en action. J’ai fait de la peinture, des arts visuels, de l’art performatif. J’ai fait beaucoup de slams, de poésie, du théâtre, de la télé, de la radio… Il y a beaucoup de domaines auxquels j’ai touché dans lesquels j’ai souvent adopté la même démarche, soit celle de donner une fenêtre sur notre pensée, de tenter de verbaliser notre vision du monde. Des fois, les arts visuels et l’art abstrait ne donnent pas un accès direct à cette perception, mais par mon travail d’autrice et d’écrivaine, j’essaie de la transposer dans mes œuvres afin que des lecteurs non autochtones puissent la ressentir et la vivre, pas juste la comprendre ou l’analyser.


Pourquoi est-ce important pour toi de toucher à plusieurs disciplines artistiques?

C’est vraiment un mouvement naturel, plutôt personnel, ce n’est pas un besoin. Plusieurs opportunités se présentent à moi et je considère que je suis encore en exploration. Je le fais surtout pour comprendre ce que la transmission d’un domaine à un autre, d’un médium à un autre, peut avoir comme effet. Par exemple, mon expérience dans Unité 9 à la télé grand public a eu une incidence que je n’aurais pas imaginée. Présentement, je me tourne vers le roman, un médium qui m’a toujours tentée, mais que je n’avais jamais pris le temps d’apprivoiser. Entre-temps, j’ai observé mes amis romanciers, écrivains qui m’ont beaucoup parlé de leur démarche. J’ai lu beaucoup d’auteurs autochtones pour tenter de comprendre comment, en fonction de leur territoire, ils verbalisent ou expriment leur pensée selon le médium qu’ils utilisent. Je crois que c’est plutôt commun que les artistes autochtones soient multidisciplinaires. Ça vient probablement du fait qu’autrefois, nos ancêtres étaient aussi des gens à tout faire : de coudre un vêtement jusqu’à construire un canon. Nous avons toujours été polyvalents pour survivre et je pense que ça vient de là. Nous tâchons simplement de nous exprimer dans une société qui avait tendance à nous faire taire, à nous effacer de la place publique. Aujourd’hui, nous apprenons encore à verbaliser cette mémoire, à la revitaliser et à faire en sorte qu’elle vive sur la place publique.

Natasha Kanapé Fontaine qui peint.
Crédits photo : Radio-Canada
 

Qui sont les artistes t’ayant inspirée dans ton œuvre?

Il y en a plein! Je pense que chaque artiste qui existe m’inspire d’une manière ou d’une autre. Plus récemment, c’était Leanne Betasamosake Simpson : sa démarche en écriture m’inspire beaucoup. Il y a eu des artistes comme Nadia Myre, dont j’ai étudié les œuvres quand j’étais au cégep. Rebecca Belmore aussi; elle a eu une influence sur toute ma démarche. Il y a eu Samian quand il était plus dans le rap, il y a une dizaine d’années. Il a vraiment apporté une énergie à beaucoup de monde, je pense. Évidemment, Joséphine Bacon et Naomi Fontaine ont aussi été de grandes influences chez moi. Toutes ces personnes qui se sont mises simplement à s’exprimer m’ont donné toutes les bases de qui je suis aujourd’hui. Je considère que je suis comme une continuité de ce que ces gens ont fait, et avant eux, il y en a eu d’autres dont on n’a pas nécessairement entendu parler dans la société, mais entre nous, on s’en parle. Les jeunes artistes émergents comme Catherine Boivin et Meky Ottawa sont aussi des gens qui m’inspirent aujourd’hui. Pour moi, c’est vraiment important d’être à l’affût de ce que tout le monde fait. Nous sommes une grande communauté; nous travaillons tous ensemble à continuer cette éducation populaire.


Que souhaites-tu réaliser avec ton art?

Je veux d’abord le faire pour moi parce que c’est comme ça que je m’exprime, c’est ce qui me donne une plénitude. Avec le temps, c’est devenu quelque chose de collectif. Sauf que lorsque je me tourne vers moi-même et que j’essaie de comprendre ce que je ressens par rapport à la société, ça a davantage d’impact que si j’essaie délibérément de le faire. Je suis toujours dans une espèce de danse entre l’individuel et le collectif. En tant que poète, je considère que j’ai un lien avec la société qui est vraiment différent puisque je suis toujours consciente de ce qui se passe à l’extérieur de chez moi. J’essaie de me déconnecter des mouvements qui se passent en ce moment, comme Idle No More et Black Lives Matter. Ça me touche parce que nous vivons les mêmes traversées que les communautés noires vivent, c’est assez parallèle. J’essaie de ne pas me laisser bouffer par ça émotionnellement et de me perdre dans les sentiments d’injustice. Ce sont des choses que je maîtrise plus aujourd’hui; je suis donc capable de me demander ce que je peux faire avec ce que je ressens. Comment est-ce que je peux créer des liens en partageant ceci ou cela? En créant ceci ou cela? En ce moment, je suis encore très liée à ce qui se passe, mais plus tard, j’ai l’impression qu’il y aura beaucoup plus d’artistes autochtones à l’avant-plan. Je travaille fort pour que les gens se rassemblent, se comprennent, même s’ils ne parlent pas le même langage, qu’ils arrivent tout de même à l’interpréter et à comprendre ce qui se passe. C’est ce que j’ai envie de faire en ce moment, mais plus tard, j’espère que je n’aurai plus besoin de le faire nécessairement et que je vais seulement peindre pour peindre, écrire pour écrire. J’aurai beaucoup moins à le faire dans l’idée de me battre pour ma collectivité. J’ai envie que ça devienne encore plus personnel, plus proche, plus intime.


Est-ce que ton militantisme nourrit ton art ou est-ce que ton art nourrit ton militantisme?

C’est dans les deux directions : mon militantisme et mon art sont encore très liés aujourd’hui. Je pense que je suis militante parce que je dis ce que je pense et que je dis ce que j’ai appris de mes grands-parents. Dans une société comme la nôtre, ça sonne politique, alors qu’à la base, ce ne l’est pas. C’est aussi une réalité de l’époque dans laquelle nous vivons. Je pense que je n’arrêterai jamais de penser comme je pense parce que ça me définit. Je suis entourée d’adultes, d’aînés autochtones qu’on dit engagés, mais c’est simplement parce qu’ils tiennent à ce que leur culture, leur histoire et leur mentalité restent vivantes. Les métissages sont possibles, mais il ne faut pas s’y perdre sans quoi ça devient malsain. C’est d’ailleurs ce qui a été tenté en effaçant la mémoire, l’histoire, en n’éduquant pas la population autochtone. Ça donne que même nous, nous ne savons plus ce qui s’est passé. Avec les pensionnats, il y a eu une telle déconnexion que même les savoirs ne se sont pas nécessairement transmis à tout le monde. En 2012, le mouvement Idle No More a permis ce basculement où nous cherchons simplement à redevenir profondément qui nous avons toujours été, d’aller chercher cette identité pour laquelle nous devons nous battre. J’ai l’impression que près de 10 ans plus tard, nous faisons vraiment du chemin dans ce sens où beaucoup de peuples et d’individus cherchent leur autodétermination. Je me dis que je suis quand même à la bonne époque : j’ai encore envie de participer à ce mouvement. Nous sommes tous dans un grand canot, à la recherche de nos racines, de notre passé, de notre philosophie, de nos savoirs.

Portrait de Natasha Kanapé Fontaine
Crédits photo : Radio-Canada
 

Quel serait ton plus grand fantasme d’artiste?

Je veux composer de la musique classique ou contemporaine. Mon rêve ultime est de chanter de l’opéra. J’ai commencé des cours en chant classique il y a deux ans. C’est tellement une autre façon de réfléchir, mais j’aimerais beaucoup composer des pièces musicales, ce qui demande passablement de temps et de travail. Je ne sais pas trop pourquoi. Je pense que c’est aussi un fantasme parce que je ne suis pas vraiment bonne. 


Il n’y a vraiment aucune discipline artistique qui n’est pas envisageable pour toi, donc? Est-ce qu’un jour, tu vas danser le ballet?

Ça, je pense que c’est impossible. (Rires) Quand je sens que je pourrais le faire, j’explore. Quand j’étais plus jeune, j’avais tellement l’impression que rien n’était possible. Le fait d’être autodidacte, j’ai l’impression que ça me donne beaucoup de latitude. Je touche à tout. Des fois, il y a des trucs que je ne réussis pas, mais je me dis que ce n’est pas grave, que j’avais envie de le faire et que j’ai à tout le moins essayé. Je suis encore là-dedans. Je n’ai pas 30 ans, il faut que j’en profite!


Qu’as-tu retenu de ta participation à Porteurs de plumes?

J’aime vraiment ce documentaire parce qu’il traite de l’art autochtone contemporain. Je ne me considérais pas vraiment comme artiste contemporaine, mais que Sophie la réalisatrice veuille m’inclure là-dedans, je me suis dit : « Ah OK, je suis là! » Je ne me vois pas nécessairement où je suis dans la société. C’est comme si elle me confirmait que je faisais partie de l’art contemporain. C’est un peu un fantasme qui s’est réalisé sur le coup comme j’aime beaucoup cette forme d’art. J’ai l’impression que plusieurs documentaires sont réalisés pour informer la population en général sur des choses qu’elle ne connaît pas encore, comme les initiatives dans les communautés (Qui sont les intervenants? Qui sont les artistes?). C’est un premier documentaire au Québec qui pousse plus loin et met en lumière les démarches particulières de chacun de ses participants : Ludovic Boney, Caroline Monnet et moi. C’est un beau documentaire parce qu’il permet d’approfondir qui nous sommes et ce que nous voulons faire. Il m’a fait du bien.

Portrait de l'artiste Caroline Monnet.
Caroline Monnet./Crédits photo : Radio-Canada
 

À un moment, tu dis « Les gens doivent regarder l’art autochtone comme une manifestation du territoire duquel on vient. Nous sommes des canalisateurs du territoire. » Peux-tu préciser ce propos?

Je travaille sur un concept qui s’appelle « la politique de la relation du territoire ». Ça vient entre autres d’Édouard Glissant, qui parlait beaucoup de la politique de la relation. Celle-ci explique comment les choses, comme les éléments culturels, entrent en relation. Il y a une manifestation de cette relation qui peut être entre des individus ou entre deux personnes qui se parlent. Qu’est-ce qui sort de ce qu’ils sont capables de créer? Quand je dis que « L’art autochtone est une manifestation d’où on vit », c’est parce que j’ai toujours pensé qu’il y a un territoire d’origine et un territoire d’arrivée pour chaque personne : ses origines et le lieu où elle vit. Ces lieux sont toujours en dialogue ou en contact à l’intérieur d’elles. Par exemple, j’habite à Montréal, mais dans ma tête, je vis dans mes territoires ancestraux où je suis toujours en dialogue avec mes grands-parents qui sont décédés depuis longtemps. Je leur demande de me donner des conseils qui pourront m’aider dans ma vie urbaine, dans mes voyages. Ces manifestations représentent les langages que nous avons déjà comme individus avec le territoire où nous vivons. Quand j’observe de l’art autochtone, je comprends la profondeur d’une œuvre par la démarche de la personne qui l’a réalisée, mais aussi par le territoire d’où elle vient.

L'artiste multidisciplinaire Natasha Kanapé Fontaine dans la nature.
Crédits photo : Radio-Canada
 

Nous pouvons aussi te voir t’impliquer auprès des jeunes de ta communauté dans le documentaire, alors que tu animes une séance d’initiation à l’écriture. Pourquoi est-ce important pour toi de le faire?

Je crois vraiment que nous sommes tous autodidactes. Nous apprenons beaucoup en imitant, en observant. Je pense que ça nous vient beaucoup de nos ancêtres, du fait que la plupart ont été des nomades qui devaient se débrouiller sur le territoire. Il y a encore une pensée, à certains endroits, que la littérature provient des Blancs et qu’elle ne fait donc pas partie de notre culture. Ce que j’essaie de dire, c’est que les livres sont des supports, mais notre pensée est extrêmement poétique parce que la poésie est une observation de tout ce qui est autour de nous. Si nous étions dans le territoire et que nous le pratiquions, c’est parce que nous voyions les choses de façon holistique. J’essaie de montrer aux jeunes que l’écriture du théâtre et de la poésie, c’est plus facile que ça en a l’air. Écrire est le point de départ, alors je tente de démystifier l’écriture. Je pense que nous avons encore besoin d’auteurs, de créateurs. Nous en avons déjà, mais il faut que les jeunes sachent que nous existons, que nous sommes là. Moi, j’ai rencontré une autrice quand j’étais au secondaire et elle m’a donné le goût d’écrire. Ça a suffi pour que des années plus tard, ça devienne ma carrière. J’aime être en contact avec les jeunes et essayer de comprendre ce qui se passe dans leur tête, dans leur vie, à leur époque comparativement à la mienne. J’essaie de leur dire de se donner le droit de réfléchir, de penser, de communiquer parce que plus tard, nous aurons besoin d’eux. Déjà à l’heure actuelle, nous commençons à construire cette culture contemporaine; nous y participons tous d’une façon ou d’une autre, mais ces jeunes en prendront la relève. Si nous leur donnons les bases tout de suite, ils pourront le faire intuitivement, comme nos ancêtres le faisaient à l’époque. J’ai vu ma propre expérience et je sais qu’ils peuvent suivre à peu près le même chemin. J’ai envie de continuer à les rencontrer et leur donner ce message. Je veux aussi leur dire de ne jamais se laisser dire qu’ils ne sont pas capables de faire ce qu’ils souhaitent parce que c’est faux. C’est le message que je veux leur transmettre pour faire en sorte que dans quelques années, nous réussirons à être plus présents dans la société.


Merci beaucoup d’avoir pris le temps de nous parler!


Pour en savoir plus sur l’art autochtone contemporain, ne manquez pasPorteurs de plumes, ce lundi 21 juin à 21 h, sur ICI ARTV