Rencontre littéraire avec Michel Jean

Rencontre littéraire avec Michel Jean
Michel Jean, photo : Julien Faugère

30 avril 2021

L’automne dernier, le livre Kukum, de Michel Jean, a remporté le prestigieux prix France-Québec, remis annuellement au meilleur roman québécois selon un jury français. Cette honorable mention a créé un véritable engouement autour de l’œuvre racontant la vie de l’arrière-grand-mère de l’auteur et celle des Innus et Innues de Pekuakami, qui a récolté plusieurs honneurs depuis sa parution, en 2019.

Récemment, nous avons eu le privilège de discuter avec Michel Jean, qui est également journaliste et chef d’antenne, de sa passion pour l’écriture et la littérature, de ses influences et de ses motivations profondes qui l’ont notamment poussé à écrire de la fiction tirée des réalités autochtones.

Voici le compte-rendu de cette rencontre.
 

Qu’est-ce qui vous a mené à l’écriture?

J’ai toujours été un grand lecteur, même quand j’étais enfant, et je pense que ça m’a mené vers l’écriture. Quand j’ai commencé à travailler, j’ai été happé par le journalisme, qui est un métier quand même prenant. Les années ont passé et je me suis rendu compte que je n’avais jamais écrit. Je me souviens : je travaillais au Point à l’époque et j’étais dans la salle de nouvelles. C’était un soir, j’étais seul et je me suis dit « Coudonc, j’ai jamais écrit, moi, finalement. » (Rires) Tu penses que tu vas t’y mettre et les années passent. C’est ce que je me disais que j’allais faire plus tard quand j’étais jeune – je ne me voyais pas écrire des romans à cette époque. À un moment donné, je me suis mis à écrire un guide de consommation pour le travail. C’était pas de la littérature, mais j’avais tout de même écrit un livre. Ensuite, mon éditeur m’a proposé un projet de livre sur le travail d’envoyé spécial, de littérature journalistique. Ça n’a pas marché, mais ça m’a donné l’idée d’un autre livre, Envoyé spécial, qui n’était pas de la fiction, mais qui était construit à partir d’événements que j’avais vécus comme journaliste à l’étranger. Je racontais les dessous du métier. C’était écrit vraiment d’un point de vue plus personnel que journalistique. Ensuite, il y a eu un premier roman. C’est comme ça que tout a commencé.

Pourquoi écrire?

C’est une très bonne question. Je pense qu’à la base, ça me permet d’aborder des sujets qui sont plus personnels et qui sont importants pour moi. Dans le métier de journaliste, ce qui nous intéresse ne compte pas beaucoup dans ce qu’on fait, on doit d’abord se pencher sur des sujets qui intéressent le public. On est au service du lectorat et des téléspectateurs et téléspectatrices. J’aime ça, j’ai une passion pour le journalisme, mais quand j’écris des romans, je peux choisir un sujet qui a une importance pour moi personnellement et m’y consacrer; un sujet sur lequel je pense que je peux raconter quelque chose de différent, qui compte pour moi, de mon point de vue à moi. C’est l’occasion de m’exprimer sur des sujets qui sont plus personnels que ce que le journalisme me permet.

Que souhaitez-vous réaliser avec vos œuvres?

Réaliser, je ne sais pas, honnêtement, mais j’essaie de parler aux gens avec mes livres. C’est-à-dire que dans mes romans, avant de raconter l’histoire, il y a toujours le propos. Par exemple, l’objectif derrière Kukum, le dernier que j’ai écrit, ce n’était pas d’écrire l’histoire de ma famille. Je cherchais une manière de raconter comment s’est fait la sédentarisation forcée des Autochtones parce que je réalisais souvent que les allochtones avaient l’impression que les Premières Nations avaient toujours vécu dans ce qu’on appelle des communautés, autrefois connues sous le nom de « réserves », alors que c’est assez récent. Ma grand-mère est née dans le bois, je suis né à l’hôpital d’Alma. Cette réalité ne date pas de 1534. Je cherchais une façon de raconter cette histoire pour que les gens qui la lisent puissent comprendre. Ensuite, je me suis dit que je pourrais réussir à le faire en détaillant la vie de mon arrière-grand-mère Almanda et celle de ma famille. Souvent, les gens ont l’impression que je ne fais que raconter une histoire et c’est un peu ça le but, c’est-à-dire que j’essaie que mes romans soient d’abord lus pour l’histoire, pour le plaisir de la lecture, mais il y a aussi une couche en dessous où se trouve le propos. Je ne me prends pas pour Descartes, mais j’essaie qu’il y ait toujours une sorte de message que tu peux en tirer. C’est le propos qui compte pour moi d’abord et avant tout.

Quel sentiment vous habite lorsque vous pensez à vos œuvres?

Oh boy. Je ne peux pas vraiment répondre à ça parce que moi, j’ai toujours l’impression que ce sont des livres très simples qui racontent des choses simples, mais importantes pour une portion de la population. Je veux juste que les gens passent un bon moment de lecture quand ils lisent mes livres parce que la lecture, il faut que ce soit le fun. Je souhaite également que les gens aient l’impression de retirer quelque chose de mes livres, qu’il y ait une profondeur qui peut paraître insoupçonnée à l’occasion. Tu ne t’en rends pas compte nécessairement sur le coup, c’est sans prétention, mais que ce soit quand même là.

Quelle est la plus grande fierté que vous tirez de l’écriture?

Je me souviens d’un témoignage que j’ai reçu après que j’ai écrit mon roman Le vent en parle encore, qui raconte l’histoire des pensionnats autochtones. Je m’étais intéressé à ça avant que ce soit un sujet médiatisé et qu’il y ait la commission de réconciliation sur ces questions-là. Je connais bien les pensionnats autochtones parce que j’avais couvert le sujet quand je travaillais à Radio-Canada en Saskatchewan et à Toronto. Quand j’étais en Saskatchewan, j’avais visité le dernier pensionnat à avoir fermé ses portes, en 1996, mais je ne savais pas qu’il y en avait eu au Québec. On n’était pas vraiment au courant de ça.

J’ai donc voulu écrire un roman qui traite de ce sujet-là. Ce que ça me permettait de raconter en réalité, c’est que les problèmes sociaux qu’on constate dans les communautés ont des origines et des causes. La principale cause de ces problèmes, ce sont les pensionnats qui ont traumatisé les gens et créé toutes sortes de problèmes. Après la parution du roman, j’ai reçu un courriel d’une jeune femme innue de 18 ans qui habitait à Uashat-Maliotenam, sur la Côte-Nord, et elle me remerciait d’avoir écrit le livre. Elle m’a dit qu’elle n’avait jamais aimé les ex-pensionnaires parce que certains d’entre eux étaient alcooliques ou batteurs de femmes, et avaient toutes sortes de problèmes sociaux. Après avoir lu le roman, elle a compris pourquoi ils étaient comme ça. Elle en avait dans sa famille. Ça m’a rappelé que ces histoires-là, même entre nous les Autochtones, on ne les connaît pas toujours parce que les gens n’osent pas en parler. Ce genre de commentaire m’avait vraiment touché. Avant d’être utile pour les allochtones, ces histoires sont utiles pour les Autochtones. C’est la même chose pour plusieurs livres que j’ai écrits, comme Kukum et Attuk. Ça me permet de raconter les histoires des Autochtones parce que nos histoires n’existent nulle part. Elles ne sont pas dans les livres d’histoire et on ne les apprend pas à l’école. Si nous, on ne les écrit pas, qui va les écrire?

Vous êtes journaliste, chef d’antenne et auteur. Comment est-ce que les deux premières occupations nourrissent votre écriture?

Je ne pense pas que le fait d’être chef d’antenne ait une quelconque incidence. Le fait d’être journaliste, c’est sûr que ça m’amène à être branché sur l’actualité en plus de faire en sorte que j’ai la volonté que les gens retirent quelque chose de mes écrits, que ce ne soit pas juste du divertissement. Le métier m’a beaucoup aidé à exercer mon écriture. D’abord, contrairement à ce que les gens pensent, écrire pour la télé, c’est très difficile. C’est la forme d’écriture la plus difficile qui existe à mon sens parce qu’elle doit être au service de l’image et modeste. Si tu remarques que c’est écrit, c’est parce que c’est mal fait. Il faut que ce soit écrit de façon parlée.

C’est difficile parce qu’on apprend à écrire pour écrire, on n’apprend pas à écrire pour parler. Il y a toute une désaccoutumance qu’on doit faire et je le constate : je passe mon temps à dire aux gens de la rédaction des bulletins de nouvelles qu’il ne faut pas faire d’inversion, utiliser les verbes « être » et « avoir » ni des mots comme « ainsi », parce que je connais personne dans la vie qui dit « Ainsi hier, on était... » (Rires) On est supposé de parler en langage parlé. Ce sont toutes des petites affaires auxquelles je suis confronté quand j’écris de façon quotidienne. J’ai toujours le réflexe de mettre un verbe être au lieu d’un verbe actif, même si ça fait des décennies que j’écris pour la télé. Je me bats avec l’écriture depuis que j’ai 25 ans.

De plus, quand on est journaliste, on écrit dans une salle de nouvelles, c’est bruyant, il y a une tombée. Si tu reviens au bureau et que tu as 20 minutes pour écrire ton topo, tu ne peux pas être assis et attendre que la muse apparaisse à un moment donné pour écrire le texte de la décennie. (Rires) J’ai donc acquis la capacité d’écrire à peu près n’importe où : dans l’autobus, dans le métro, dans un café. Je suis capable de m’y adonner pour 20 minutes ou 3 heures. J’ai pas besoin de m’isoler dans le bois. Ça m’a donné cette habitude d’écrire où je veux quand je veux et d’être en mesure de le faire par bribes, ce qui me permet d’exercer mon métier tout en écrivant en même temps sans que ça me prenne 5 ans pour terminer la rédaction d’un livre.

Votre roman Kukum est lauréat du prix littéraire France-Québec en 2020. Qu’est-ce que ce prix représente pour vous?

Quand Kukum est paru au Québec, il n’y a pas beaucoup de gens qui en ont parlé. Il y a eu quelques petites mentions, mais pas plus que ça. Je me souviens, j’étais allé à Plus on est de fous, plus on lit! et on m’avait invité au moment où mon livre sortait, mais pour commenter la sortie d’Ici n’est plus ici, de Tommy Orange, qui est un Autochtone américain. Ce n’est pas un livre qui a fait un « bang » quand il est sorti, loin de là. Je pense qu’il a fait une semaine ou deux en quarantième position du palmarès Renaud-Bray, c’était vraiment modeste. Le bouche-à-oreille faisant son œuvre, un an après, il était encore réimprimé, les gens le lisaient, l’aimaient. C’était un livre de fond qui s’est tranquillement fait une place. On était rendu à 5500 copies, ce qui est un best-seller et mon roman le plus vendu. J’étais content : je me disais que le roman réussissait par lui-même. Les gens en parlaient; il a trouvé son public, mais il n’a été retenu pour aucun prix littéraire au Québec. Il n’a même pas été finaliste au prix du Salon du livre du Saguenay Lac-Saint-Jean, où le premier critère, c’est que l’auteur ou l’autrice soit originaire de la région.

Il y a eu le prix France-Québec et ça a été vraiment le fun pour moi parce que c’est un jury français qui juge du prix. Quand je te raconte que Kukum a réussi à faire sa place... Les gens me disent que je fais de la télé, alors les gens me connaissent et donc mes livres; que cette visibilité me donne un coup de main. Je ne dis pas que ça n’aide pas d’une certaine manière, mais j’ai jamais pensé que c’est ce qui faisait une différence. En France, personne ne me connaît. David Goudreault était finaliste et il était plus connu que moi parce qu’il était déjà publié là-bas avant moi et il faisait du slam, il avait gagné la coupe du monde. C’était déjà quelqu’un qui avait un nom là-bas. Moi, j’étais un parfait inconnu. Ça faisait mon affaire.

Les gens ont vraiment jugé Kukum sur la perception qu’ils ont eue du texte. Pour moi, c’était l’affaire la plus trippante. J’étais content parce que j’avais l’impression que ça montrait que la littérature autochtone peut être assez intéressante pour trouver un public outre-Atlantique. Ensuite, Kukum a été finaliste au prix Jacques-Lacarrière, qui est un titre prestigieux. J’étais le seul auteur qui n’était pas français qui faisait partie des finalistes parce que Kukum avait été publié en France par une petite maison indépendante. Ces mentions m’ont fait plaisir parce que les personnes qui jugeaient les œuvres ne me connaissaient pas. C’est aussi une manière de reconnaître le fait que la littérature peut avoir une importance. Je le réalise parce que Kukum fonctionne bien en France : il a été réimprimé plusieurs fois et il est en voie d’être traduit en espagnol et en allemand.

J’ai donné des entrevues en Allemagne et c’est super intéressant parce que ce qui les intéresse, contrairement à ce que les gens pensent, ce n’est pas le côté folklorique – le bois, les Indiens, les plumes, les tomahawks –, c’est la question de l’autodétermination des peuples. On me pose même des questions sur le gouvernement canadien. Ils me parlent de Justin Trudeau, de François Legault. Ils sont étonnés de voir les conditions de vie dans lesquelles vivent les Autochtones. Ça change leur perspective du Canada. Ils parlent de la déforestation et des coupes à blanc de la forêt boréale que j’aborde dans le roman. Je trouve ça intéressant : ils font des comparaisons avec la forêt amazonienne. Ici, on se scandalise de ça : le poumon du monde qu’on est en train de couper en Amazonie, mais en même temps, on coupe à blanc la forêt boréale et on trouve ça normal parce qu’il faut bien que les gens travaillent. Les personnes de l’extérieur regardent ça et se disent que c’est la même chose.

Quel livre (ou auteur/autrice) vous a le plus marqué?

Jeune, j’étais un grand lecteur de science-fiction. Je peux le dire : j’ai lu tous les livres importants de science-fiction écrits entre 1940 et 1990. J’ai tout lu. J’étais un grand fan de A. E. Van Vogt, un Canadien d’origine qui a écrit un roman qui s’appelle Le monde des non-A. C’est le seul livre que j’ai relu au moins quatre ou cinq fois dans ma vie. Je pourrais pas dire que ça m’a amené à penser que je pouvais écrire, parce que c’était trop bon pour ce que je pensais que je serais capable de faire. Je me disais que c’était tellement bon que je ne serais jamais capable d’écrire aussi bien. (Rires) Je me voyais pas accoter Van Vogt.

Mon auteur favori, c’est Romain Gary. Quand j’ai fini La promesse de l’aube, je l’ai tenu dans mes mains pendant 15 minutes tellement j’étais ému. Jamais je vais penser que je suis capable d’écrire comme lui. Il n’y a pas d’auteurs qui me donnent envie d’écrire, mais il y en a qui m’enchantent. Quand t’es enchanté par les livres, tu tournes autour du monde de la littérature et t’as le goût d’écrire tes propres histoires à ta propre mesure. Je te dirais que Van Vogt, Gary et dans une certaine mesure aussi peut-être Ryszard Kapuscinski ont eu une profonde influence chez moi.

J’ai lu Kapuscinski quand j’ai écrit Envoyé spécial parce qu’il écrit du journalisme littéraire justement. Il a été correspondant pour l’agence de presse polonaise pendant longtemps en Afrique et ces livres sont des vignettes. Il raconte des épisodes, c’est un genre de Foglia, si tu veux. Chaque histoire raconte un peu l’Afrique et il avait failli gagner le prix Nobel. Il aurait dû, quant à moi. Mon éditeur m’avait fait lire ça avant que j’écrive Envoyé spécial puisqu’ils sont du même genre littéraire. Quand tu lis son livre Le chat, tu comprends tout ce qui a mené au printemps arabe. Il décrit la crise qui mène à la fin du régime. Tu comprends exactement comment ça marche et pourquoi, les mécanismes, la société... C’est incroyablement bien écrit; ça se lit comme un thriller. C’est trois auteurs qui ont été marquants chez moi.

Merci beaucoup, Michel Jean!

Le roman Kukum est en vente dans les bonnes librairies partout au Québec ainsi que sur le site des Libraires.

Pour en savoir plus sur Michel Jean et son œuvre, nous vous invitons à lire ce billet paru sur le blogue d’ICI Télé à la suite du passage de l’auteur à Tout le monde en parle en novembre dernier.

À bientôt pour un autre billet de la série « Rencontre littéraire »!