Rencontre littéraire Pour emporter avec Anaïs Barbeau-Lavalette
Caroline Bertrand
14 novembre 2021
L’œuvre de la cinéaste et autrice Anaïs Barbeau-Lavalette est tournée vers l’autre, exposant des réalités sociales souvent âpres, du Hochelaga-Maisonneuve indigent du film Le ring et du roman Je voudrais qu’on m’efface (duquel a été tirée la série télé homonyme) au camp de Palestiniennes et Palestiniens réfugiés en Cisjordanie d’Inch’ Allah. La réalisatrice de La déesse des mouches à feu s’inscrit résolument dans une lignée d’artistes au discours engagé.
Celle que les pérégrinations de par le monde ont amenée à enseigner le théâtre à des enfants au Honduras et à étudier la science politique à Ramallah joint en outre sa voix à celles des Mères au front, qui revendiquent de sérieuses mesures environnementales au nom de l’avenir des enfants.
Six ans après la parution du phénomène littéraire La femme qui fuit, où l’autrice retrace la vie de sa grand-mère maternelle, qui a abandonné ses enfants à l’époque de Refus global, elle fait paraître son troisième roman, Femme forêt, dans lequel une maisonnée de neuf personnes s’enracine dans une nature aussi apaisante que sauvage. L’ex-première ministre du Québec Pauline Marois a fait part de son affection pour La femme qui fuit, œuvre rapidement devenue culte, à l’émission Pour emporter, animée par France Beaudoin.
Nous avons discuté avec Anaïs Barbeau-Lavalette.
Qu’est-ce qui te pousse à écrire?
Ce n’est pas toujours le même moteur. Écrire un scénario, c’est vraiment différent du geste littéraire. Il y a quelque chose de beaucoup plus froid, de plus contrôlé, de plus austère dans l’écriture d’un scénario que dans l’écriture littéraire. Quand j’écris un roman, il y a le désir de renouer avec une certaine impulsion de liberté – un scénario, ça vient d’ailleurs. Je suis portée soit par des sujets ou par des gens, mais il y a toujours le désir de reconnecter avec quelque chose que je ressens qui vaut la peine d’être raconté. On est dans une ère où il y a beaucoup de voix, de mots, d’images; j’ai l’impression qu’il faut se convaincre à nouveau, réitérer le désir de dire. Pour que ça ne se noie pas au milieu du reste.
L’image de la noyade m’évoque des images de Femme forêt : l’idée de se noyer dans la peau de l’autre, dans la nature. Comment Femme forêt s’inscrit-il dans ton parcours littéraire?
Ça m’a pris du temps avant de me sentir prête à écrire quelque chose d’autre [après La femme qui fuit]. Ça s’est imposé sans que ce soit violent. La seule chose que j’aurais pu écrire, c’est Femme forêt, qui est un peu dans la continuité de La femme qui fuit, d’une façon très personnelle. La femme qui fuit se termine sur les mots : « Je suis libre ensemble, moi. » Femme forêt, c’est la réflexion au « je » de la façon que je me suis construit des racines en venant de deux lignées d’abandonnés, de la façon qu’on réussit à vibre ensemble au quotidien. Dans ce sens, c’est encore une réflexion sur la mémoire ancestrale, sur ce qu’on transporte du bagage familial, ce qu’on lègue. Tout ça en résonance avec le territoire, ce qui pousse autour de nous. Dans ce sens-là, ça s’inscrit de façon assez précise dans la continuité de La femme qui fuit.
On sent ton amour de l’environnement dans Femme forêt, un amour portant aussi le mouvement des Mères au front.
Les Mères au front, c’est né aussi dans la continuité de La femme qui fuit. Je me suis un jour demandé si la révolte était conciliable avec la maternité. Si c’était possible de bercer d’un bras et de brandir l’autre de révolte. C’est lié à toute l’impuissance lourde et dégueulasse qu’on peut ressentir face à ce qui se passe et à l’inaction politique sur le plan de la situation climatique. La force maternelle, qu’on associe souvent à celle qui couve, qui rassure, est devenue un ressort de colère, nourrie par une charge d’amour maternel – c’est puissant et ç’a été un moteur de révolution dans l’Histoire. Quand les mères sortent, c’est vraiment l’ultime recours, car elles sont occupées à faire autre chose. Quand elles occupent la rue et s’expriment sur la place publique, c’est que l’heure est grave.
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Comment la mère au front se manifeste-t-elle dans ton dernier roman?
Je ne pense pas qu’elle s’y manifeste; elle est plus en orbite. Les Mères au front sont portées par la colère, mais dans Femme forêt, il n’y a pas de colère. Ce n’est pas le moteur principal : au contraire, il y avait un besoin d’utiliser plutôt la douceur et de générer de l’harmonie dans une situation mondiale chaotique et une situation intime chaotique, aussi. On était neuf, isolés dans le bois sans connexion; si j’avais été portée par la colère, ça aurait ajouté du chaos. Ça n’empêche pas qu’il y a de la brutalité dans le roman; on y côtoie la mort de très près. Nos voisins meurent, les animaux meurent. Ce n’est pas nécessairement dans la douceur, mais ce n’est pas dans la colère non plus.
La présence de la mort m’a happée dans le livre : elle plane, mais de façon… organique.
Je pense que ça vient de la proximité de tout ce qui est vivant en dehors de nous. On est habitués à une vision très anthropocentrique du vivant : tout tourne autour de l’homme et de la femme. Mais le fait d’être proches d’autres formes de vie et de voir les naissances de ces formes de vie – les écorces, les souris, les poules… – qui nous entourent, ça relativise notre passage. La lenteur de cette période de notre vie a permis d’être en rapport avec l’imminence de la mort et notre côté éphémère. On devrait vraiment y être plus plogués au quotidien, c’est juste parce que tout va vite, donc on l’oublie.
« Le fait de s’être arrêtés, ça a permis aux enfants, et par ricochet aux adultes, de se connecter à la condition humaine, au fait qu’on va mourir. Et ce n’est pas un constat tragique; c’est juste un constat vivant. Ça nous ancre dans le moment et dans le merveilleux de chaque instant, en fait. »
Ça rejoint les personnages de Femme forêt, qui s’émerveillent devant ces petites choses de la nature. Et ça fait penser à ce que ta mère t’a dit : la beauté, c’est toi qui la fabriques.
Ma mère dit qu’on a un certain pouvoir sur le regard qu’on pose sur ce qui nous entoure, même sur ce qui est douloureux. On a le pouvoir de magnifier ou de déposer une certaine lumière sur ce qui nous entoure. Le livre aurait pu s’appeler Le miracle de l’ordinaire; il y a quelque chose de cette volonté de redonner du pouvoir aux gestes du quotidien. Comme cette scène où je m’occupe de la routine du matin, quand mes enfants partent dehors. Des gestes habituels qui s’accumulent, qui généreraient habituellement du stress et auxquels on n’accorde plus d’importance, comme laver des coins de bouche ou nouer des lacets, mais qui, si on s’attarde à la beauté de ce quotidien, deviennent miraculeux, fantastiques. Parce qu’éphémères, aussi.
Lorsque vous viviez à neuf dans la Maison bleue, tu lisais (tu fais d’ailleurs part de certaines de tes lectures dans le livre), mais écrivais-tu?
Non, j’ai lu beaucoup, j’ai dévoré des essais philosophiques, des récits, des romans, des poèmes; c’était ma bouée de sauvetage le matin quand c’était trop le chaos dans la maison. Je me réfugiais dans les livres. Des livres qui m’en ont appris sur ce qui pousse autour, tant le livre Forêt [d’Ariane Paré-Le Gal et Gérald Le Gal], qui apprend comment cuisiner l’asclépiade ou les têtes de violon, que du Francis Ponge, un poète contemporain de Camus et de Sartre. Ces lectures m’ont accompagnée, mais je n’avais ni l’espace ni le temps pour écrire. C’est après que tout ça a pris forme. C’était fragilisant, car je n’étais pas certaine qu’il y avait ce qu’il fallait pour écrire : ce n’est pas un récit épique ni une enquête. C’est comme un arrêt, une célébration de l’immobilité, de la beauté et de la douceur. Ce n’est pas ce qui se raconte le plus facilement; ce n’est ni sexy ni vendeur, comme partir de la colère ou de la révolte. Je suis heureuse de l’avoir écrit; Femme forêt, c’était la seule chose que je voulais écrire profondément.
Comme bien des ados, tu ne voulais pas suivre le chemin de tes parents [la documentariste Manon Barbeau et le directeur photo Philippe Lavalette]. Comment l’écriture s’est-elle imposée dans ton parcours?
Je me suis plutôt opposée au cinéma, les deux étant dans le milieu. Mais j’écris depuis que je suis toute petite. Il y avait la proximité des mots et des livres, j’écrivais au crayon de plomb des espèces de romans dans mes cartables – d’ailleurs, je les ai encore. Vers 8, 9 ans, j’aimais déjà écrire. Mais plus tard, j’ai eu besoin d’écrire par survie, en voyageant et en rencontrant des réalités vraiment difficiles. J’avais envie d’aller vers toutes ces expériences de vie assez brutales, mais l’écriture a été une nécessaire catharsis par moments pour que je reste saine d’esprit. Si j’avais accumulé toutes ces expériences sans rien sortir, je pense que je n’irais pas bien [rires].
Quand tu penses à ce que tu as écrit, qu’est-ce qui te rend particulièrement heureuse?
D’avoir été entièrement authentique, d’avoir pris le risque de ne pas me protéger. D’avoir été exactement à l’endroit où j’avais envie d’être. C’est à la fois la rencontre entre une liberté totale, qui n’existe pas au cinéma parce qu’il y a beaucoup plus d’intervenants, et une espèce de don de soi.
« C’est une mise à nu, l’écriture, vraiment plus que n’importe quel autre geste artistique, parce qu’il n’y a que toi et les mots. Je pense que ça demande un certain lâcher-prise, qui côtoie le courage. Je pense que ça en prend, du courage. C’est d’être funambule entre le don de soi et la pudeur. »
La façon de choisir les mots, c’est important. C’est comme de la dentelle pour rester sur la fine ligne entre ne pas être juste un livre ouvert et faire attention à ce qui est nommé, même si on va dans l’intime. Faire attention de préserver des zones de pudeur nécessaires sans trop se protéger.
Pour conclure, qu’est-ce que tu ressens aujourd’hui quand tu penses à La femme qui fuit?
Je suis assez pacifiée; ç’a quand même été une tempête dans ma vie. Je ne m’attendais pas à ce que ce livre ait cette vie; c’est un miracle, un accident, tout ça en même temps. Je me sens extrêmement chanceuse et reconnaissante. J’ai aussi toujours le sourire en coin parce que les répercussions de ce roman sont, quelque part, dues à cette grand-mère qui n’aura jamais été là pour moi, qui m’aura toujours fermé les portes, et qui, finalement, m’aura ouvert tellement de portes avec ce livre. Je pense souvent à elle par rebond, je me sens très proche d’elle. Je lui dois beaucoup, finalement.