Rencontre littéraire Pour emporter avec Marie-Claire Blais
Caroline Bertrand
23 décembre 2020
Marie-Claire Blais, prolifique romancière, dramaturge et poète née en 1939 à Limoilou, n’a jamais cessé d’écrire depuis la parution, à 20 ans, de son premier roman, La belle bête. D’Une saison dans la vie d’Emmanuel, lauréat du prix Médicis en 1966, à son plus récent, Petites Cendres ou la capture (2020), en passant par la saga Soifs de 11 tomes, conclue en 2018, la grande dame de la littérature, maintenant établie aux États-Unis, n’a cessé de s’intéresser aux enjeux sociaux, son œuvre colossale dépeignant sans ambages violence, révolte et haine notamment – tout en révélant l’humanité du monde.
« On s’est souvent demandé dans l’histoire si l’art était seulement là pour parler de beauté », a d’ailleurs souligné, à l’émission Pour emporter, le peintre, auteur et documentariste Marc Séguin, marqué enfant par Une saison dans la vie d’Emmanuel, comme bien des jeunes l’ayant lu à l’école. « La réponse, à partir de ce roman-là, c’était non », a-t-il dit, admiratif de l’audace de l’écrivaine à aborder les tabous de l’époque.
Rencontre littéraire avec l’icône Marie-Claire Blais.
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Qu’est-ce qui vous pousse à continuer d’écrire?
C’est très naturel, j’ai commencé très jeune. C’était un instinct, une nécessité aussi. Je ne peux pas vivre autrement. Je crois que c’est le cas de beaucoup d’écrivains. C’est un appel très fort, une passion très forte qui dépasse tout.
Pourquoi est-ce important, à votre avis, de mettre en scène des tabous (inceste, prostitution) ou des monstruosités de notre monde, comme le suprémacisme ethnique?
Les 11 livres de Soifs, en particulier, sont très imprégnés du monde moderne, de calamités, mais aussi d’espoirs, de joies. Car ce monde moderne, il n’a pas que des tragédies, il a aussi des inventions extraordinaires – on le voit avec le vaccin. C’est incroyable tout ce qu’il peut produire de bien et de mal (rires).
Est-ce pour cela que vous laissez voir l’humanité de personnages qui commettent des gestes horribles?
Il y a, dans ces 11 livres de Soifs, souvent le contraire aussi. Je montre le mal et le bien, dans le sens qu’il y a toujours une espèce de lumière quelque part.
Je perçois votre lucidité, vous qui avez évoqué l’importance d’être lucide quant à notre monde.
Je pense que c’est important. On a certainement quelque chose à faire, à lire pour protester. On ne peut pas laisser ce qui est démoniaque régner sur toute chose. On a peut-être tous un petit rôle positif à jouer. On vit une période très noire, mais on est peut-être en train d’en sortir et de comprendre davantage la souffrance des autres. Il y a eu de grands moments dans ce que nous vivons depuis un an : on voit des âmes héroïques. Et ces gens héroïques sont des gens ordinaires.
Au fil du temps, comment caractérisez-vous votre propre univers littéraire?
Je dirais que je suis comme beaucoup d’écrivains : un témoin de notre temps. Évidemment, chaque écrivain l’a été, et en le dépassant parfois. Faulkner a dépassé son temps, il a parlé de racisme avant que ça ne devienne un grand sujet de révolte. Il en a parlé il y a longtemps, alors qu’il était lui-même raciste. Il était capable de voir clair.
« Quant à ce que je fais, je ne saurais pas le décrire, parce que c’est trop instinctif, mais je dirais que je tiens beaucoup à être un témoin de ce que nous voyons aujourd’hui, de ce que nous vivons aujourd’hui, qui est parfois intolérable et parfois surprenant d’humanité. »
Marie-Claire Blais
Qu’aimez-vous tant dans le fait de créer une constellation de personnages, dans le fait de donner vie à autant de voix?
Il y en a beaucoup, des voix qui veulent se faire entendre. On rencontre des gens, on ne les oublie pas, on veut les décrire tels qu’on les a saisis sur l’instant, comme une photographie. Il y a quelque chose de fascinant dans le fait de décrire des êtres humains qui sont, dans le fond, comme nous tous, très fragiles et très mortels.
Vous avez dit en entrevue entendre les voix de vos personnages, qu’elles vivent en vous. Comment surgissent-elles? Comment cohabitent-elles en vous?
Elles viennent de la réalité, d’êtres que j’ai vus, que j’ai rencontrés, et souvent, une voix devient une autre et une autre, et ça fait plusieurs personnes en une seule. Par exemple, Petites Cendres, c’est quelqu’un que j’ai beaucoup observé. Je sais qu’il a une âme très haute, même si son destin est très bas. Les quelques fois que je l’ai fréquenté ont suffi pour que j’entende bien sa voix, très distinctement, que je voie tout de suite dans son regard ce qu’il vivait de tragique, de souffrance cachée.
Êtes-vous le genre de personne à absorber les émotions des gens que vous côtoyez?
Je pense que la sensibilité de l’écrivain, c’est ce qu’il a de plus dur à vivre. Parce que sa première qualité est un défaut aussi : d’absorber tout et de ne pas pouvoir s’en défaire. Évidemment, avec l’écriture, on s’en défait beaucoup, mais on est imprégné d’une mémoire de l’être humain très, très profonde, et c’est presque gênant parce que, parfois, on voudrait oublier, ne plus y penser. Je regarde l’exemple de Proust, dont on disait à l’époque qu’il avait une sensibilité maladive; on en disait autant de Chateaubriand.
« Je pense qu’on peut parler de l’écrivain comme d’un être qui possède une sensibilité tellement ouverte, tellement complète qu’il y a quelque chose de dangereux, de malsain (rires). J’absorbe tout, tout, tout, et l’écriture permet ce dépouillement. »
Marie-Claire Blais
La discipline vous motive, avez-vous déjà écrit. Quelle importance revêt-elle dans votre pratique d’écrivaine?
Ça semble être né avec moi, parce que j’ai été très disciplinée envers l’écriture dès mon enfance. C’était pour moi comme un temps sacré. Une grande discipline pour écrire, c’est dur de se l’imposer parce que ça marque une vie frappée d’isolement, quand même, on s’isole. Et si l’âme et l’esprit sont prêts tout le temps, le corps ne l’est pas tout le temps. Des fois, il est paresseux ou bien simplement fatigué. Mais on doit travailler presque tous les jours parce qu’il s’agit d’un moment de glissement pour avoir du mal à retrouver la discipline après.
Vous êtes passionnée de peinture aussi. Comment vous nourrit-elle?
Je ne suis pas peintre, mais j’ai une petite sœur qui l’est. Je pense que ça repose, de jouer avec les couleurs, les dessins. Ça repose beaucoup de l’écriture. J’aime beaucoup parler de peinture dans mes livres. Dans Petites Cendres ou la capture, toute une partie du livre est consacrée à une femme qui a raté sa vocation de peintre, par manque de courage, un peu. À mesure que j’écrivais ce portrait, je me disais combien c’est fascinant de parler de peinture, d’un art qui est différent. Et je réalisais combien les femmes peintres sont encore trop inconnues, à travers le temps, surtout au 18e ou au 19e siècle. Aujourd’hui, la femme peintre a un rôle plus fort, elle est capable de dire qu’elle existe et de montrer une œuvre remarquable sans avoir honte. Mais on a laissé dans l’Histoire bien des femmes artistes qui étaient absolument remarquables et très originales pour leur époque.
Finalement, qu’est-ce qu’Une saison dans la vie d’Emmanuel représente pour vous, plus de 50 ans plus tard?
Il porte beaucoup de fraîcheur, comme je l’ai écrit très jeune. Il est véridique, et je l’avais écrit spontanément, sans trop comprendre ce que je faisais. Mais je suis touchée par l’existence de ce livre, parce qu’en 1966, il a été traduit en 15 langues. Et il l’est encore. Il est encore en circulation, en étude. Le drame de cette famille pourrait se situer en Chine, partout. Jean Le Maigre est opprimé, il naît dans une famille opprimée, dans un pays d’oppression. Dans Une saison…, le destin de Jean Le Maigre est plus ou moins remis entre les mains de ses frères. Ça me touche que le livre soit compris en le situant dans l’ère moderne. Parce qu’il y a beaucoup de gens comme eux, qui n’ont pas l’Internet, qui n’ont rien. Dans l’isolement des grandes campagnes, dans l’isolement géographique, grandissent des gens exceptionnels.
Je vous remercie profondément, Mme Blais.
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