Rencontre littéraire Pour emporter avec Biz
Caroline Bertrand
7 novembre 2021
Depuis maintenant un peu plus d’une décennie, le prolifique écrivain Sébastien « Biz » Fréchette se forge une œuvre foisonnante, aussi divertissante que réfléchie. Le passionné d’histoires peut donner vie tant à un adolescent marqué par un suicide qu’à un médecin s’implantant dans une communauté autochtone du nord du Québec ou à des professeurs de littérature désabusés. Celui que l’on a d’abord connu pour sa prosodie acérée au sein du groupe rap Loco Locass a fait paraître cet automne son neuvième roman, L’horizon des événements, dans lequel on renoue avec des personnages croisés dans de précédents opus, dont La chaleur des mammifères, paru en 2017, un roman inspiré du printemps étudiant de 2012 qu’affectionne l’animateur Pierre-Yves Lord, comme en témoigne son passage à l’émission Pour emporter.
Biz prend le temps d’analyser ce qui l’entoure et de mûrir ses réflexions avant d’en faire part par l’entremise de la littérature – « le grand privilège de l’écrivain », dit-il. Nous avons parlé d’écriture avec lui.
Qu’est-ce que La chaleur des mammifères représente pour toi aujourd’hui?
Quand je mets mes livres côte à côte, je vois que [l’écriture] n’est pas juste un accident de parcours. Quand on me demande par quel roman on devrait commencer, je réponds que ça dépend de quoi tu as le goût, car il y a beaucoup de choses au menu et les livres vont dans des directions différentes. En ce qui concerne La chaleur, tout part de la grève étudiante de 2012 [au printemps], où avec Loco Locass, on a été très impliqués auprès des étudiants. C’était un moment très important pour moi – je n’avais pas vécu un grand mouvement social comme ça depuis le référendum de 1995 –, mais dès le mois de septembre, on était déjà en train de se dire : « Tout ça pour ça. » Puis, on a indexé les frais de scolarité et on a fait un grand sommet sur l’éducation supérieure, qui n’a rien donné et duquel on n’a rien retenu.
« Je me demandais : “Qu’est-ce qui reste de ce grand mouvement?” J’avais des choses à dire, mais je voulais prendre du recul, pour laisser retomber les choses – parce que c’est là que tu vois ce qui est resté et ce qui est disparu. »
Je me souviens que j’étais en train de promouvoir Mort-terrain, qui venait de gagner le prix France-Québec, je venais de sortir Naufrage, j’en avais parlé à Tout le monde en parle et j’allais faire une grande tournée française et allemande.
Il y avait un emballement pour ces livres et je me suis demandé : « OK, j’ai fait deux bons livres, mais ensuite, il y a quoi? Est-ce que je vais rester toute ma vie l’homme de ces deux livres? » Je me suis demandé : « Qu’est-ce que je peux faire pour honorer le succès que je vis là? » Parce que le succès, ça ne dure jamais – je ne me souviens plus qui disait que le succès, c’est une pente qu’on monte à pied et qu’on redescend à bicyclette. C’est dans un TGV en Suède que j’ai jeté les premiers mots de La chaleur, très loin de chez moi, très loin de la grève étudiante. J’avais besoin d’un recul géographique et temporel pour parler de ce grand moment. J’ai fait un héros houellebecquien, désabusé, divorcé et découragé. Passionné de Houellebecq et du point-virgule, doit-on le dire?
Tu affectionnes toi-même le point-virgule.
Oui, parce que le point-virgule permet de faire beaucoup de choses, de faire des liens entre deux phrases qui permettent un effet. Ça peut apporter une espèce de second degré, c’est presque comme un émoji, un clin d’œil. La grève étudiante va être un tournant pour le professeur qui va modifier sa perception de ses étudiants, de cette génération. C’est comme un Houellebecq qui finit bien, parce qu’on est quand même au Québec, on est plus optimistes qu’en France.
Trouves-tu que le recul permet la nuance?
Absolument. On n’a pas de nuance lorsqu’on est à chaud. On a autre chose : une rage, un élan. En littérature, on peut avoir un premier jet à chaud, mais c’est toujours bon de se relire après que la poussière est retombée. À moins que ce soit un pamphlet ou un message Twitter, la littérature, ça nous survit. Les gens vont nous lire après notre mort. Alors, aussi bien faire attention à ce qu’on écrit et se relire.
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D’autant que certaines personnes peuvent associer systématiquement les propos de personnages à ceux de l’auteur.
Ça, je le vis actuellement avec L’horizon des événements; il y a des gens qui prennent des dialogues de personnages réactionnaires, qui les mettent bout à bout et qui disent : « C’est un roman réactionnaire. Biz est réactionnaire. » Non, ce n’est pas vrai. C’est de la mauvaise foi. Mais un moment donné, on assume ce qu’on écrit, on n’est pas responsable de la façon dont les gens le reçoivent. On peut le défendre, mais il faut aussi le laisser se défendre par lui-même. Il n’y a rien de mieux que les lecteurs pour défendre un livre; c’est encore mieux qu’un écrivain, à mon avis.
« Un truc que j’ai retenu par rapport à ma relation avec les lecteurs au fil du temps, c’est qu’un livre en révèle tout autant, sinon plus, sur celui qui le lit que sur celui qui l’a écrit. Tout le monde ne voit pas le livre de la même façon. »
Tu mets effectivement en scène des points de vue divergents dans tes livres.
Le personnage de réactionnaire me fait rire; les antihéros houellebecquiens déprimés et déprimants me font rire, mais d’autres peuvent les trouver lourds si on les prend au premier degré. J’aime beaucoup La chaleur des mammifères. Je pense qu’il va bien vieillir, et je suis heureux qu’on en parle, d’autant que c’est l’antépisode de L’horizon des événements. On retourne dans ce département [des littératures] avec un autre professeur, mais avec des personnages qui reviennent en périphérie. J’aime faire revenir des personnages dans mes livres : Steeve, de La chute de Sparte, Monique, tablettée aux archives dans Naufrage, Wendy, la danseuse de Mort-terrain. C’est le fun de voir où en sont des personnages qu’on a connus.
C’est presque de l’ordre de la mise en abyme de sa propre œuvre.
Stephen King est passé maître là-dedans. Il a construit tout un univers : des lieux et des personnages reviennent. J’ai toujours admiré ça et j’essaie de le refaire à ma façon. Dans L’horizon des événements, les enfants, Léo et Flavie, sont les personnages principaux de mon livre pour enfants [C’est Flavie]. Il y a même un chapitre dans L’horizon où le père et sa fille, Flavie, passent une petite journée au centre-ville de Montréal; cette scène était dans le livre de Flavie, mais elle est racontée cette fois du point de vue du père, et non de la petite fille.
Lorsque tu crées ces personnages, te doutes-tu que tu puisses leur donner une deuxième vie par la suite?
J’avoue que non. Il y a des personnages en arrière-plan, comme s’ils étaient dans une foule, qui deviennent intéressants, qui se rapprochent, qui sont importants parce qu’ils sont attachants ou parce qu’ils servent de contrepoint au personnage principal, comme Ti-Coq dans La chaleur, qui me faisait rire. Je l’ai repris dans L’horizon, et plus je m’y intéressais, plus il prenait de l’ampleur, et il est devenu un personnage relativement important. Ce n’était absolument pas le cas quand je l’ai forgé. J’avais besoin d’un petit rigolo qui ne se prend pas la tête et, finalement, c’est peut-être lui qui a raison dans une époque tourmentée. Ça dépend aussi de la réaction des lecteurs, qui prendraient plus de certains personnages. Il y a des écrivains qui prévoient beaucoup de choses; moi, je ne prévois rien. Je pars avec une histoire qui avance, et les personnages prennent de l’étoffe ou restent en périphérie. C’est quand l’histoire avance que je vois si le personnage vaut la peine ou non d’être creusé.
Dans l’ensemble, qu’est-ce qui te comble dans ton métier d’écrivain?
On est peu au Québec à pouvoir écrire à temps plein. Ce que ça implique pour moi, c’est de réfléchir. Ça ne veut pas dire que j’écris tous les jours; ça veut dire que tous les jours, je réfléchis à la condition humaine. C’est mon métier – et c’est un luxe incroyable. Ça me permet d’avoir du temps pour lire, aller au musée, regarder des films ou juste réfléchir. Dans nos vies, avec le travail et les enfants, on n’a pas beaucoup de temps pour prendre du recul et réfléchir.
« Quand j’arrive avec L’horizon des événements, qui traite de la liberté académique dans les universités, je peux dire que ça fait deux ans que j’y réfléchis tous les jours. Ce que je propose, ce n’est pas un message Twitter écrit avec deux ou trois verres de vin dans le nez, ce n’est pas un pamphlet ni une lettre ouverte fâchée : c’est une réflexion approfondie. »
Un écrivain a déjà dit : « J’ose croire que je ne dérange pas mes lecteurs pour rien. » Quand j’écris, je ne vais pas sur les plateaux de télé dire que je suis en train d’écrire sur un sujet : je disparais des médias, je ferme les écoutilles et je descends en profondeur. Quand j’ai fini, je remonte à la surface et je fais part de mes réflexions. C’est un privilège de proposer un « agenda » dans l’espace public : voici de quoi je voudrais qu’on discute collectivement, maintenant. Mon livre tombe bien, parce qu’un sondage montre que 60 % des profs à l’université se sentent concernés par la censure ou l’autocensure; la Coalition avenir Québec (CAQ) songe à légiférer sur la liberté universitaire. Il peut être pertinent pour la réflexion dans l’espace public. Je dirais que c’est ça, le grand privilège de l’écrivain : transmettre des réflexions qui ont lieu à temps plein pendant un bon bout de temps.
Comment expliques-tu ta fécondité littéraire depuis 2010?
D’abord, c’est grâce au luxe de faire ça à temps plein. J’ai fait un fondu enchaîné entre ma carrière de rappeur et celle d’écrivain. Je n’ai pas commencé dans le vide, à manger des nouilles au beurre parce que je n’avais pas une cenne. J’ai commencé l’année où ma fille est née, en 2010. Grâce à Loco Locass, j’avais assez d’argent pour me concentrer à peu près à temps plein sur la littérature. Si j’étais prof au cégep ou à l’université, je ne pourrais pas écrire aussi rapidement. Ensuite, quand mes enfants sont nés, je pensais qu’ils ralentiraient ma carrière. Finalement, je me suis rendu compte que, dans tous mes livres, il y a des réflexions que mes enfants m’ont inspirées. Mon fils, qui avait 6 ans durant les manifs [de 2012] et avec qui j’en ai fait quelques-unes, a dit : « Quand j’étais petit – il avait 6 ans, je le rappelle –, je voulais être police; là, je veux être étudiant. » J’ai mis cette réflexion en exergue dans La chaleur. Non seulement mes enfants ne me ralentissent pas, mais ils nourrissent ma création, ils m’inspirent, et je dois les nourrir, je dois écrire, je n’ai pas le choix. Si je n’écris rien, mes enfants ne mangent pas, c’est aussi cave que ça. Je ne peux pas vivre des droits d’auteur de deux livres au Québec.