Rencontre littéraire Pour emporter avec Marie-Pier Lafontaine
Caroline Bertrand
11 décembre 2020
La violence qui façonne Chienne, Marie-Pier Lafontaine devait l’écrire. En dépeignant dans ce premier roman paru en 2019 la maltraitance inouïe d’un « père-ogre » envers ses filles, une perversion sordide et misogyne qui n’épargne pas le cœur des lecteurs et lectrices – et c’est un euphémisme –, l’auteure née en 1988 fait la démonstration que rien ne choque plus que la réalité.
C’est sans compter que, par le truchement d’une langue incisive et d’une percutante structure fragmentée, la doctorante à l’Université du Québec à Montréal dont les recherches portent sur le traitement imaginaire et juridique de la violence faite aux femmes dans l’ambiguïté et la construction des figures meurtrières, fait montre d’un talent littéraire foudroyant.
Rencontre littéraire avec Marie-Pier Lafontaine, qui a « transformé ce qu’elle a vécu en art », comme l’a dit Pénélope McQuade à l’émission Pour emporter.
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Peux-tu me parler de l’importance de l’autofiction pour toi et, dans la foulée, du rôle qu’elle a joué dans Chienne?
L’autofiction, ça fait vraiment partie de ma démarche; ça a une portée politique. Comme il y a de la fiction, ce n’est pas une dénonciation au sens juridique du terme ou au sens de témoignage, donc l’autofiction est importante en raison du travail sur le réel. Comme il y a un jeu entre le réel et la fiction, ça me permettait de prendre beaucoup de libertés et de créer une narratrice qui a beaucoup plus de pouvoir que j’en ai dans le réel.
Peux-tu nous expliquer comment le personnage de la mère, cette mère complice des sévices du père, s’inscrit dans tes recherches?
Ce sera dans ma thèse, en fait, car je travaille sur la violence des femmes. Quand j’écrivais Chienne, j’avais des problèmes éthiques du point de vue féministe avec la représentation que je faisais de la mère, parce que j’avais un choix à faire entre la représenter avec un peu plus d’empathie ou de nuances que le père ou jeter un regard aussi impitoyable sur la mère que sur le père. Elle vit de la violence conjugale, et c’est abordé dans Chienne, mais pas tant que ça.
J’ai fait un choix éthique en tant que personne qui a vécu de la violence, en tant que « victime » [Marie-Pier le dit entre guillemets], de la représenter sans nuances. Dans mon prochain roman, ce sera beaucoup plus nuancé. Je veux complexifier cette figure de la mère que j’ai mise dans Chienne; j’ai l’impression d’avoir créé une espèce de trou autour d’elle. Elle est quand même assez absente. Elle est dans la maison, mais elle est un peu la prolongation du père.
Comme tu viens d’évoquer un prochain roman, quelles sont tes aspirations littéraires?
Chienne, c’était la partie création de mon mémoire de maîtrise. Mon prochain roman sera la partie création de ma thèse, donc il sera un peu plus volumineux. Je le réfléchis en continuation directe de Chienne; c’est la même démarche d’autofiction, mais au lieu de concentrer le regard sur le père et ses actions, je vais le concentrer sur la mère, mais dans une tentative de la complexifier, de la nuancer, de montrer ses contradictions.
« Je me pose beaucoup la question de l’amour, parce que je ressens de l’amour pour ma mère malgré tout. Je me demande comment c’est possible qu’il y ait de l’amour dans un milieu de vie aussi violent. »
Marie-Pier Lafontaine
Dans Chienne, ça passait par les deux sœurs, cette relation qui permettait de construire de l’amour et d’apprendre à en donner et à en recevoir. Je veux réfléchir cet amour-là dans la relation à la mère. Est-ce qu’elle aimait ses enfants ou non? Si elle les aimait, pourquoi est-ce qu’elle tolérait autant de violence? Ces paradoxes, ces complications-là liés à l’amour, je les trouve plus intéressants par rapport à la mère, parce qu’il y aura peut-être un regard plus nuancé et empathique, alors que je n’avais aucune envie qu’il y ait de l’empathie pour le père dans Chienne.
Est-ce que je peux te demander ce qui t’a donné le courage de te lancer dans cette écriture-là?
Je ne pense pas que c’est du courage; c’était plus une nécessité. Il fallait que j’écrive ce texte-là, je n’avais pas le choix.
La forme de ton récit, segmentée, est aussi marquante. Pourquoi l’avoir adoptée?
Il y avait principalement deux raisons. Mon premier principe d’écriture, c’est le cycle de violence. Je n’arrêtais pas de parler de répétition; c’était le mot obsédant que j’avais en tête quand je pensais au roman. Je voulais créer une forme de retour à la violence. Je ne voulais pas que ce soit une narration suivie, avec un début, un milieu et une fin.
« Je voulais que ce soit hachuré pour que, chaque fois qu’on tourne la page, on retourne à la violence. Comme si on était tout le temps en train d’y revenir. Pour permettre de vraiment bien comprendre comment les violences sont répétitives, que c’est le quotidien, que cette peur-là est constante. »
Marie-Pier Lafontaine
Je voulais aussi traduire la forme du syndrome de stress post-traumatique, que j’avais quand j’ai écrit le roman à la maîtrise. Les souvenirs qui reviennent, c’est extrêmement envahissant. Tu as l’impression, quand tu vis un flashback, que tu es plongée dans le souvenir, que tu redeviens une enfant. Tu perds tous tes moyens… C’est cette impression du passé qui revient au temps présent. C’est pour ça que la plupart des fragments sont écrits au présent, même si je jette un regard sur le passé. Les fragments, ça me permettait de reprendre la forme d’un flashback. Il revient comme un morceau détaché de la trame narrative.
Plutôt qu’être une progression, le récit dresse comme un état des lieux.
Oui, et je voulais que ça passe le plus possible par les actions du père, que ce soit le moins psychologisant possible. J’ai voulu travailler dans l’écriture une forme d’esthétique du coup de poing. Je ne savais pas encore comment la narratrice pouvait reprendre en charge elle-même la violence. J’ai l’impression que, par les fragments, les phrases courtes, hachurées, je pouvais, par l’écriture, déposséder un peu le père de sa violence, la reprendre en charge pour la relancer contre lui. La forme, c’est une question qui m’habite toujours beaucoup quand j’écris.
Penses-tu que cette forme te suivra?
Je pense que la forme de mon prochain roman sera très différente. Parce que le rapport à la mère est beaucoup plus sensible et émotif, et beaucoup moins dans la colère. Donc, j’ai l’impression que ça va me demander une forme différente pour le roman sur la mère.
Qu’est-ce que t’a apporté l’écriture de Chienne?
[Elle réfléchit.] Une forme de compréhension d’où vient ma souffrance. Il y a quelque chose de cet ordre-là. Je ne sais pas trop comment l’expliquer... Souvent, j’écris pour comprendre. Je ne réfléchis pas beaucoup la littérature en termes de guérison, mais plus dans une forme d’« agentivité », comme comprendre par la littérature. Ce que ça m’a le plus apporté, je pense, c’est de voir que c’est possible de donner du langage au trauma [traumatisme psychique], une forme.
Je suis heureuse que tu aies ressenti la légitimité de le faire exister par écrit, ce traumatisme.
J’ai fait beaucoup d’anxiété quand j’ai su qu’il allait être publié, parce que je n’ai pas l’impression que c’est un livre qui dit de belles choses sur moi. Mais l’une des raisons pour lesquelles je l’ai publié, c’est pour que d’autres femmes le lisent.
Tu as dit quelque chose qui t’importe beaucoup en entrevue : « Ce n’est pas la vérité qui m’intéresse, c’est la réalité. » Quels effets souhaiterais-tu que l’horreur que tu dépeins, avec réalisme, produise sur les lecteurs et lectrices?
D’abord, je voulais montrer que ça existe; que même s’il y a de la fiction, c’est social. On a tellement de représentations de l’inceste qui sont dans le paroxysme, dans les médias... J’ai l’impression que, quand tu es enfant et que tu vis beaucoup de violences qui ne sont pas dans ces extrêmes-là, tu peux avoir l’impression que ce que tu vis est normal. Je voulais montrer que l’inceste a plusieurs formes, que ça ne passe pas forcément par la pénétration du corps de l’enfant – montrer cette autre forme de l’inceste qui n’est pas beaucoup représentée.
Pour conclure, peux-tu me parler de ton bonheur trouvé à l’université?
J’habite en appart avec trois filles; c’est vraiment un grand lieu de sécurité. L’université, c’est l’endroit où j’ai pu m’épanouir, où on m’a donné le droit de réfléchir par moi-même, d’avoir mes propres opinions. Ça m’a appris un regard extrêmement critique. L’université, c’est ma maison; c’est le premier lieu où j’ai eu le droit d’exister.
Je te remercie chaleureusement, Marie-Pier.
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