Rencontre littéraire Pour emporter avec Fanny Britt
Caroline Bertrand
7 décembre 2020
Que de pièces de théâtre ont vu le jour depuis que Fanny Britt, née à Amos en 1977, est sortie de l’École nationale de théâtre du Canada en écriture dramatique. Dès lors, c’est avec brio que l’auteure primée et bien-aimée du public allie traduction, pièces de théâtre, livres jeunesse et romans. Elle a de plus disserté sur la maternité, la famille et le féminisme dans Les tranchées et Les retranchées, essais fort remarqués. Dans Faire les sucres, roman paru en octobre dernier, elle se questionne sur les clivages sociaux – et la colère intérieure gronde, tout comme dans son premier roman, Les maisons, sorti en 2015 et coup de cœur du cinéaste Ricardo Trogi, qui l’a évoqué à l’émission Pour emporter.
Rencontre littéraire Pour emporter avec une femme de lettres lumineuse, qui assume, voire revendique, ses parts d’ombre.
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Vous avez déjà dit en entrevue que vous rêviez, plus jeune, d’écrire un roman. Maintenant que vous venez de publier votre deuxième, comment vous portez-vous?
On dirait qu’en vieillissant, on use le rapport plus pur qu’on avait avec nos rêves quand on était plus jeune. On dirait qu’ils deviennent délavés par la réalité. Chaque fois que je finis d’écrire quelque chose, je suis surprise d’avoir réussi à me rendre au bout. Quand j’étais petite, adolescente, ça m’apparaissait énorme, comme une cathédrale à construire. Chaque fois que j’arrive au bout d’un projet, je n’en reviens pas d’avoir construit une maison.
« Une écrivaine anglaise a fait une métaphore sur l’écriture en disant que quand on commence un roman, on s’imagine tout le temps une cathédrale extraordinaire avec des vitraux, puis à la fin, on est juste content d’avoir réussi à faire une remise de jardin adéquate. Ça reflète bien comment je perçois le travail d’écriture. »
Fanny Britt
Il y a quelque chose de déraisonnablement ambitieux dans le fait de vouloir contenir des vies entières en 200 ou 300 pages. Et il y a une espèce de folie, de mégalomanie là-dedans, juste dans l’acte en soi de vouloir le faire. Et à la fin, on est toujours… (elle hésite) déçu. Je me demandais si c’était exagéré de dire « déçu », mais non. Il y a comme une espèce de résignation à constater que peut-être qu’on ne réussira jamais vraiment à écrire ce qui nous habite, mais c’est ce qui fait que l’on continue d’écrire, paradoxalement. Pour moi, l’insatisfaction est un grand moteur.
Je sens votre grande lucidité dans ce que vous dites (rires).
(Rires) Oui, peut-être trop, mais il y a aussi du pessimisme. Je sais que des écrivains ont des approches beaucoup plus solaires, sont dans le bonheur de l’acte de créer – ça les satisfait, ça les drive. Moi, malheureusement, je ne suis pas de cette sorte d’écrivains là; je suis plus de la sorte des insatisfaits, qui cherchent encore la meilleure manière de dire ce qui les habite.
Dans Faire les sucres, vous abordez des enjeux fort actuels, dans la foulée de Black Lives Matter : la fameuse notion de privilège, le fossé entre les classes, la colère, qui se traduit beaucoup par vos héroïnes. Qu’est-ce qui vous a poussée à vouloir en traiter?
C’était trop présent à l’intérieur de moi. J’absorbe beaucoup l’air ambiant. Je me lève le matin et j’ouvre la radio. J’écoute ce qui se passe dans le monde, je lis beaucoup les informations sur Internet et je lis les commentaires en dessous. Ce n’est pas bon pour la santé mentale, mais j’ai du mal à ne pas le faire; c’est en partie de la curiosité envers les points de vue différents – et une sorte d’obsession envers l’air ambiant. J’ai ce besoin de vérifier la température de l’époque et je suis habitée par ça. Donc, quand arrive le moment d’écrire, je n’ai pas le choix, c’est ce qui sort. Je me suis demandé à quoi ça servait, de parler de ça dans la fiction, si je ne devais pas occuper mon temps à des choses plus concrètes pour aider à réduire les inégalités ou les injustices.
En y réfléchissant, on finit souvent par se dire qu’il faut faire ce qu’on sait faire. Au début de la pandémie, je remettais vraiment en question le fait de me rendre jusqu’au bout du livre, parce que je disais : « À quoi ça sert vraiment? On a tellement d’autres chats à fouetter que de lire de la fiction. »
« Mais c’est moi-même, comme lectrice, qui a réalisé combien ça m’aidait, comme être humain, de lire la fiction des autres, d’aller à l’intérieur des gens. C’est vraiment ça, pour moi, la force de la fiction romanesque : c’est vraiment d’aller à l’intérieur de quelqu’un qui n’est pas soi, qui pense autrement, qui vit autre chose. »
Fanny Britt
De voir toute la complexité de l’expérience humaine : la colère qui côtoie l’amour, qui côtoie la bienveillance, qui côtoie la cruauté, et tout ça est ensemble. Je trouve toujours que ce rappel nous aide à être de meilleurs humains, à être plus alertes face à ce que les autres vivent. Je pense que c’est dans cette perspective que je continue de parler de ces sujets-là.
Donc diriez-vous que généralement les sujets s’imposent à vous?
Souvent, ça part d’un besoin. Quand j’ai écrit Les maisons, c’était la colère qui m’habitait le plus. J’avais besoin d’un outlet [exutoire] pour cette colère des femmes que j’absorbais beaucoup dans l’air ambiant, dans les injonctions qui sont faites aussi encore, malgré notre supposée modernité, aux femmes, colère qui n’est pas terminée, parce que le personnage de Marion dans mon nouveau livre vit avec ça aussi. Pour Faire les sucres, c’est un état plus dépressif, une espèce de constat des fausses promesses du succès, d’avoir des sous, de vivre dans la beauté, etc. Avec le peak d’Instagram et des réseaux sociaux basés sur l’image, on nous a tellement promis que la beauté allait nous guérir. La beauté des lieux qui nous entourent, de notre maison, de nos vêtements, de notre peau… Alors que ce n’est pas ça, la beauté; ce n’est pas la beauté mise en marché et vendue, c’est la beauté des liens.
On met de côté la vérité des liens, parce que les liens qu’on entretient avec les autres, c’est difficile. Il n’y a pas juste de la beauté dans les liens, il y a aussi beaucoup de difficultés, c’est un travail de tous les jours, de toute une vie. C’est plus difficile à mettre en marché et de faire des profits avec ça. Adam et Marion, les deux personnages privilégiés, se rendent compte que ce qu’ils se sont construit n’était pas une fondation, en fait, parce qu’ils n’ont pas su approfondir les liens avec les autres, on ne leur a pas appris. Ils se rendent compte que la vie est fragile, malgré tous les marqueurs de succès dans la leur.
Quelles parts de vous investissez-vous dans vos personnages?
Ils ne sont pas moi, ils sont inventés, mais je suis tellement avec eux. Ils finissent par prendre beaucoup de place. Je ne suis pas tant le genre d’auteure qui reçoit la visite de ses personnages, mais c’est comme si je me mettais volontairement à leur place. En faisant ça, je les absorbe beaucoup, même si ce n’est pas toujours le fun puisque des fois, en les côtoyant, ils me fâchent. Mais ça fait partie de la game.
Qu’est-ce qui distingue Fanny la dramaturge de Fanny la romancière?
C’est toujours difficile pour moi de définir ça. Je sais que le théâtre sera toujours destiné à d’autres êtres qui vont le modifier. Donc, je me sens moins seule, même si je suis seule quand je l’écris. Pour moi, l’écriture de théâtre, c’est comme une situation de tension; c’est très actif, avec des personnages qui se parlent. Souvent, je vais réciter mes répliques à voix haute. Il y a quelque chose de rythmique.
« Quand j’écris du théâtre, j’ai l’impression de jouer de la musique; quand j’écris un roman, j’ai l’impression de composer de la musique. Je m’en vais dans des zones plus souterraines, c’est plus dur sur le plan psychologique, émotionnel, parce que c’est de l’excavation. »
Fanny Britt
Le théâtre est plus comme de l’exploration, une aventure, un voyage – pas que ce n’est pas difficile, ce l’est souvent –, alors qu’écrire des romans, c’est plus comme descendre dans la mine. C’est autre chose.
C’est formidable de pouvoir combiner les deux.
Et j’en ai besoin. Si j’étais trop dans la mine tout le temps, ce serait trop difficile pour moi, j’absorbe trop d'émotions. Ce serait trop difficile pour mon entourage aussi. Je ne suis pas le fun lorsque j’écris un roman, je suis beaucoup dans ma tête. Quand j’écris du théâtre, je suis dans le monde, avec le monde, parce que je suis en dialogue avec un metteur en scène, avec des acteurs, il y a quelque chose de vivant – c’est moins éprouvant pour le groupe (rires)! En même temps, je sais que je suis aussi appelée par la mine, j’ai besoin de retourner creuser une fois de temps en temps dans ces zones-là, toute seule – je suis très introvertie. Et la traduction, c’est complètement autre chose : c’est comme faire de l’exercice physique, j’en ai aussi vraiment besoin. Et quand j’écris de la littérature jeunesse, je ne me sens pas seule dans la mine; c’est un peu entre les deux. Je creuse, mais plus dans un jardin. J’ai besoin de tout ça.
Je vous remercie sincèrement, Fanny.
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